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En vainqueur

J’ai passĂ© une nuit trĂšs agitĂ©e, probablement Ă  cause du cafĂ© bu aprĂšs quinze heures. J’ai parlĂ© dans une langue que Florence ne connaĂźt pas ; probablement la mĂȘme qu‘au rĂ©veil de mes phases comateuses Ă  l’HĂŽpital. Il semblerait que ce soit de l’hĂ©breu ou du Russe.  Mais oĂč l’aurai-je appris ? Peut-ĂȘtre l’ai-je entendue parler dans le ventre de ma mĂšre ou dans ma petite enfance et j’en garderais un souvenir inconscient. Le jeune pupille, Eric n°220666 serait-il vraiment d’origine juive ? Slave ?

Ce matin, le troisiĂšme jour depuis mon retour des urgences j’ai mal partout. La moitiĂ© sensible de mon corps n’est que douleur dĂšs que je fais un mouvement. Et le coude gauche a dĂ» prendre un coup lors de la chute puisque j’ai l’impression qu’on Ă©crase mes os avec une tenaille. Ma femme s’approche du lit, m’embrasse. Ce baiser signifie qu’elle comprend mon dĂ©sarroi et le besoin que j’ai de rester seul. Elle n’insiste pas et monte dans son bureau puis redescend.
« Il faut que j’aille conduire les garçons Ă  leurs cours et faire les courses. Mais surtout pas de bĂȘtises pendant mon absence. Je ne vais quand mĂȘme pas engager un garde chiourme ! »
Elle sort. Je mesure la chance que j’ai d’avoir Ă©pousĂ© Florence. DiscrĂšte et pourtant pleine de vie, aimant plaisanter et sĂ©rieuse dans tout ce qu’elle fait. Rien de ce qui touche ceux qu’elle aime ne lui Ă©chappe.
Maintenant que la porte d’entrĂ©e est fermĂ©e, me voilĂ  libre de reprendre le combat solitaire. Mon adversaire, c’est l’inertie, la gravitĂ© universelle qui fait que la terre reste attachĂ©e au soleil et que je suis collĂ© Ă  cette petite planĂšte, ce plancher, le carrelage du couloir, et que dans ces conditions, mes quatre vingt dix kilos ne restent pas en Ă©quilibre par l’opĂ©ration du Saint Esprit. Je me dis que marcher, aller sans effort, faire tous les gestes du quotidien restent une merveilleuse richesse dont on prend conscience une fois qu’on ne l’a plus. DĂ©sormais, le seul plaisir de respirer l’air frais du soir quand la nuit tombe sur mon jardin sera un ravissement renforcĂ©. Il faut peu de choses pour rendre heureux celui qui a vu la mort en face. Regarder un oiseau s’envoler, les Ă©toiles s’allumer dans le ciel, respirer, avoir conscience d’ĂȘtre vivant, autant de bonheurs sublimes !
Un coup d’Ɠil Ă  la fenĂȘtre et je constate que le ciel est gris. Il fait assez chaud, nous allons probablement avoir de l’orage, un de ces orages de fin de printemps, chargĂ©s de vie qui installent l’étĂ© dans sa durĂ©e paisible. Le mois de juin avec ses journĂ©es qui n’en finissent sera bientĂŽt lĂ  et je voudrais surtout ne pas me priver de la lumiĂšre du matin sur le jardin. Et le vol maladroit des premiers jeunes oiseaux quittant le nid ! L’annĂ©e derniĂšre, un essaim d’abeilles s’est posĂ© sur le noisetier. Les garçons l’ont longuement observĂ©. Une boule d’insectes que nous n’osions pas approcher. Et le lendemain matin, les abeilles Ă©taient parties pour leur nouvelle demeure. Elles avaient choisi notre arbre pour se reposer pendant leur dĂ©mĂ©nagement. Je rĂȘve de faire la mĂȘme chose Ă  l’ombre, en Ă©coutant le bruissement des insectes et le chant des oiseaux

Par oĂč commencer ? Je redoute de tenter une nouvelle ascension des 15 marches inĂ©gales de l’escalier. Mon apprentissage de la vie m’apprend Ă  mesurer chaque chose, comprendre la portĂ©e du moindre dĂ©tail. Je ne serai plus le mĂȘme musicien ni le mĂȘme peintre si je rĂ©ussis un jour Ă  rejouer de l’alto et Ă  peindre en suivant exactement la prĂ©cision de ma pensĂ©e.
D’abord, aller aux toilettes. C’est devenu ma promenade plusieurs fois par jour et par nuit. Et quand je passe devant mon bureau, j’évite soigneusement de regarder le piano et le chevalet avec sa toile inachevĂ©e.
Me voilĂ  debout dans le couloir. Je m’appuie contre la cloison et je tente de retrouver mon Ă©quilibre sans le moindre soutien. Difficile quand la partie morte de mon corps m’entraĂźne toujours vers la droite. Je vais donc concentrer mon attention sur le pied gauche, celui qui sait encore marcher et accomplir les mouvements d’un pied bien Ă©duquĂ©.
Je rĂ©ussis Ă  rester quelques secondes en Ă©quilibre. Je pose le pied droit, celui qui a oubliĂ© sa fonction premiĂšre et se contente de peser bĂȘtement au bout de ma jambe. Catastrophe ! Le voilĂ  qui heurte le carrelage, pousse avec une force excessive et me dĂ©sĂ©quilibre. Je rĂ©ussis quand mĂȘme Ă  rester debout au prix d’un mouvement rĂ©flexe qui m’arrache un cri de douleur. Toutes mes articulations craquent. Je reste un instant, le cƓur battant Ă  se rompre, l’épaule droite pesant sur la cloison, conscient que je ne suis pas au bout de mes efforts.
Devant moi, l’escalier. Avec ses planches qui recouvrent les anciennes marches inĂ©gales en carrelage, imitation hideuse de tomettes rouges. J’y vais ou je n’y vais pas ? Foncer sans rĂ©flĂ©chir peut me conduire Ă  une nouvelle catastrophe, mais je me connais : si je ne fais rien, je vais me traiter de lĂąche et je vais passer beaucoup de temps Ă  ruminer des pensĂ©es sombres.
Je dĂ©tourne la tĂȘte, une inspiration me vient et une envie soudaine qui chasse les autres et repousse Ă  plus tard l’ascension risquĂ©e de l’escalier. J’ai laissĂ© sur le chevalet, Ă  cĂŽtĂ© du piano, un travail inabouti et sa vue me contrarie. Je n’ose pas encore me mettre au clavier, par prudence, par peur de moi-mĂȘme. Je sais que je vais ĂȘtre déçu et je ne veux pas sombrer dans la dĂ©prime alors que le chemin Ă  parcourir reste trĂšs long. Je prĂ©fĂšre attendre, continuer Ă  travailler mentalement la musique et collectionner mes petits succĂšs quotidiens pour limiter les mĂ©faits d’un Ă©chec. Mais la peinture

Je traine mes pantoufles sur le carrelage glissant jusqu’à ma piĂšce. Me voilĂ  devant le chevalet. Ma boite Ă  peinture est Ă  cĂŽtĂ©, je dois me pencher pour l’ouvrir. Mon siĂšge Ă  hauteur rĂ©glable est restĂ© dans la position oĂč je l’ai laissĂ© la derniĂšre fois que je l’ai utilisĂ©, tournĂ© vers la porte parce que je l’ai fait pivoter avant de me lever et de sortir.
Je vais m’y asseoir, ce qui me laissera l’esprit libre pour penser Ă  la peinture. Mais je ne peux rien faire par automatisme et je dois mesurer les consĂ©quences d’un geste irrĂ©flĂ©chi. Me voilĂ  enfin en position du peintre que j’ai Ă©tĂ©, mais que reste-t-il de mon ancien savoir ? Je pourrais prendre une nouvelle toile pour mes premiers essais, mais je prĂ©fĂšre poursuivre l’élaboration de celle-lĂ , au risque de la gĂącher. Une maniĂšre de nier l’accident cardio-vasculaire, de faire comme si je n’avais jamais Ă©tĂ© malade.
Je m’empare des pinceaux avec jubilation. Me voilĂ  redevenu celui que j’étais il y a un peu plus d’une semaine. Mais je suis avant tout droitier et c’est justement ce cĂŽtĂ© droit qui ne rĂ©pond plus Ă  mes injonctions. Ma main gauche tend le pinceau Ă  ma main droite qui s’approche comme une pince de crabe, les doigts ouverts.  Mais elle ne s’arrĂȘte pas, elle poursuit son avancĂ©e, bouscule sa sƓur droitiĂšre. « Bon, recommençons », me dis-je. « Il faut que je bloque toutes mes pensĂ©es sur ce geste minuscule et Ă©lĂ©mentaire». La main gauche recule, et cette fois, s’arrĂȘte avant le manche du pinceau. Je ne me dĂ©courage pas, conscient que c’est dans la rĂ©pĂ©tition que je rĂ©ussirai Ă  reconnecter mes membres Ă  l’ordinateur central qu’est mon cerveau. Donc, nouvelle tentative et cette fois, mes doigts se referment sur le minuscule manche, mais le serrent si fort que le bois craque et casse. Je me suis blessĂ© Ă  l’indexe et au pouce, pourtant je ne sens aucune douleur. Une goutte de sang perle sur la derniĂšre phalange, Ă  cet endroit du toucher le plus sensible de la main, chez moi totalement mort.
Je pousse un rugissement de rage. Me voilĂ  incapable de tenir un modeste pinceau. N’aurais-je pas dĂ» mourir Ă  l’hĂŽpital au lieu de donner le triste spectacle de ma dĂ©chĂ©ance ? Mes proches m’auraient pleurĂ© quelques temps et auraient fini par admettre mon absence. Mourir est un acte naturel, l’handicap accidentel reste un Ă©tat Ă  part, encore accrochĂ© Ă  la vie et dĂ©jĂ  installĂ© dans le nĂ©ant.
Si j’ai bien compris tout ce que m’ont expliquĂ© les thĂ©rapeutes et les neuropsychiatres que j’ai consultĂ©s, ce sont les cĂąbles de transmission du cerveau aux muscles et Ă  mes yeux qui ne fonctionnaient plus trĂšs bien ou plus du tout. Le corps humain n’est autre qu’une machine destinĂ©e Ă  supporter l’ñme. Mais cette machine a des possibilitĂ©s d’autorĂ©paration presque toujours inemployĂ©es. Je dois donc aller les chercher au fond de moi-mĂȘme, les titiller, et cela, personne ne peut le faire Ă  ma place, pas mĂȘme les grands spĂ©cialistes de la rĂ©Ă©ducation.
Ma main gauche tend un autre pinceau. Les doigts s’écartent, se ferment sur le manche avec difficultĂ©, mais victoire : je le tiens sans cette force de brute qui m’a fait briser le prĂ©cĂ©dent. Le sang coule de mon index sur bois lisse, lustrĂ© par des annĂ©es d’utilisation.
La premiĂšre Ă©tape Ă©tant franchie, commençons la seconde. Je rĂ©ussis assez facilement Ă  dĂ©visser le bouchon d’un tube de peinture et mettre un peu de pĂąte sur la palette posĂ©e devant moi. C’est un beau vert brun appelĂ© terre verte comme je l’aime et j’en ai besoin pour poursuivre mon travail. J’abaisse ma main droite qui ne s’arrĂȘte pas oĂč elle devrait. La palette bascule et tombe, Ă©videmment du mauvais cĂŽtĂ©, la peinture contre le parquet, exactement comme la tartine de confiture du petit Nicolas. Nouveau cri de rage. Je ramasse la palette et je nettoie la peinture Ă©talĂ©e sur le plancher avec d’infinies difficultĂ©s (que le sol est bas !) ce qui me prend un bon bout de temps car je dois aller dans la buanderie chercher de l’essence et du papier essuie tout. Et Calypso, toujours curieuse, qui s’en mĂȘle !
Pourvu que Florence n’arrive pas ! Une fois les dĂ©gĂąts rĂ©parĂ©s, je veux recommencer Ă  peindre, mais mon bras a dĂ©cidĂ© de n’en faire qu’à sa guise. Le pinceau s’écrase contre la toile, formant une grosse tache verte, qui dĂ©gouline vers le bas. DĂ©sespĂ©rĂ©, je pose le tout et quitte la piĂšce. Avant de franchir le seuil, je lance un regard dĂ©sespĂ©rĂ© Ă  mon piano. « Tu as vu oĂč j’en suis ? Mon pauvre ami, nous retrouverons-nous un jour ? »

Une fois allongĂ© sur mon lit, je me mets Ă  prier. C’est tout ce qui me reste car je dois bien admettre mon impossibilitĂ© Ă  retrouver ma vie d’artiste que j’aime tant. Je pense Ă  ces centres de rĂ©Ă©ducation oĂč l’on apprend aux malades Ă  retrouver leurs facultĂ©s physiques, mentales ou psychologiques puis Ă  synchroniser leurs gestes en pressant une balle de tennis dans la main ou en utilisant seulement des machines Ă©lectriques comme dans une salle de musculation ou de sport. J’ai Ă©tĂ© prĂ©tentieux de croire que je pouvais rĂ©ussir seul. Ils vont bien rire, les neurologues en me voyant arriver, la tĂȘte basse, reconnaissant mon incapacitĂ©. Ils vont se moquer de moi et ils auront raison. Je n’ai pas le centiĂšme de leur savoir.

Je sursaute, comme piquĂ© par une guĂȘpe. Ma voix intĂ©rieure hurle que je n’ai jamais reculĂ© devant les difficultĂ©s. « Comment ? VoilĂ  que tu cĂšdes ? Pense au renard pris au piĂšge qui se coupe lui-mĂȘme la patte pour Ă©chapper au braconnier ! Ah, le beau combattant que tu fais ! Tu te dis descendant de princes et tu agis comme un pleutre ! N’oublie pas que tu as Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© pupille de la nation pour un fait de courage ou un sacrifice d’un de tes parents et tu baisses ton froc devant un pinceau qui refuse de t’obĂ©ir ! Tu es un minable, mĂȘme pas digne de la confiance de Dieu ! »
Quand Florence arrive, j’essaye de lui cacher ce sentiment de ne pas ĂȘtre Ă  la hauteur de sa foi de convertie qu’elle nourrie et dĂ©veloppe depuis notre rencontre. Il faut l’admettre, je ne suis pas encore prĂȘt pour effectuer les gestes dĂ©licats qu’exigent la peinture et la musique. Je dois cependant garder espoir et continuer bravement Ă  rĂ©Ă©duquer mes membres et l’Ɠil de mon cĂŽtĂ© droit dans leurs fonctions premiĂšres, ma jambe pour marcher, mon bras pour porter la fourchette ou un verre Ă  la bouche, me raser, vider le lave-vaisselle. Et ce travail de reconquĂȘte, je ne peux le faire que seul.
Florence s’arrĂȘte devant la porte fermĂ©e de ma piĂšce ; son instinct la pousse Ă  l’ouvrir et elle remarque des traces de peinture sur le parquet et la tache incongrue sur la toile Ă©bauchĂ©e. Elle n’en dit rien et vient s’asseoir un instant Ă  cĂŽtĂ© de moi. Je fais semblant de m’absorber dans la partition Ă©talĂ©e sur le lit, mais elle a compris.
Nous sommes en fin de semaine et je peux aller trĂšs difficilement de la chambre aux toilettes et Ă  la salle de bain. Je suis confinĂ© au rez-de-chaussĂ©e, comme si je n’étais pas encore chez moi, mais en prison.