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Vivre ma vie

Deuxième journée à la maison. J’ai de la chance : Florence reçoit un appel de son travail. Elle a pris quelques jours de congé, mais garde un lien quotidien avec ses collaborateurs. Elle se rend donc à son bureau et je remercie le ciel d’avoir provoqué cette absence qui va me permettre de tenter un nouvel exercice. La facilité avec laquelle j’ai pu aller aux toilettes hier soir m’a donné des idées.
Quand Florence est partie, je me lève lentement, en faisant bien attention de ne pas laisser le poids de mon côté droit m’emporter. Je réussis assez facilement à me mettre sur mes jambes pour aller aux toilettes. Appuyé contre la cloison, je n’ai qu’à faire glisser mes pieds sur le plancher. C’est très simple avec la jambe gauche, mais l’autre renâcle et n’en fait toujours qu’à sa guise. Ou elle part loin en avant ou alors, elle se déplace de quelques centimètres seulement. L’ordre donné par mon cerveau arrive déformé aux muscles. Mais je progresse lentement et réussis à revenir dans ma chambre sans m’étaler sur le carrelage. C’est déjà un immense progrès, d’autres suivront puisque j’en ai la volonté.
L’aller-retour m’a pris un bon quart d’heure. Une fois assis sur mon lit, rayonnant de bonheur, je passe à la deuxième partie de mon programme. Avant de partir, Florence a déposé un bloc de papier et un stylo sur ma table de nuit. J’ai la chance d’être pratiquement ambidextre et grâce à mes activités artistiques et musicales, je sais faire beaucoup de choses avec la main gauche. Mais ce n’est pas l’objectif. La main droite ne s’ouvre pas malgré mon ordre, comme si elle était une main étrangère à ma personne.
Le coude glisse sur la couverture. Je déplie un à un les doigts et cette opération simple se réalise dans un désordre total. Ce n’est pas mon cerveau qui les commande. Ma main qui doit jouer les mélodies au piano, et qui doit tenir le pinceau, est devenue un animal indomptable ! Je lui donne l’ordre de prendre le stylo mais il reste inerte. Je pense de toutes mes forces à ce geste simple à la portée d’un nourrisson de six mois : prendre et tenir dans ses doigts un morceau de plastique de moins d’un centimètre de diamètre. Allez foutue main, vas-tu m’obéir !
Ma pensée est entièrement fixée sur mes doigts. Je place le stylo entre le pouce et l’index. Victoire ? Non, pas encore, la main ne décolle toujours pas de la couverture et le stylo retombe. Ne cédons pas à l’énervement et recommençons ! Je respire un bon coup.
C’est alors qu’une voix en moi me dit :

J’ai pu tracer maladroitement quatre lettres, c’est une déjà une victoire. Je m’en tiens là pour ce matin. Florence arrive apportant de quoi préparer à manger. Elle est très heureuse de constater que je me suis entrainé à écrire et que j’ai pu me rendre seul aux toilettes. Prochain objectif : l’escalier qui conduit à l’étage où vit la famille. Mais cela demande réflexion, car je risque de commettre des fautes irréparables, de me blesser ou de briser définitivement les connexions qui existent toujours, malgré mon hémorragie cérébrale, entre mon cerveau et la partie insensible de mon corps. Je passe l’après midi avec Florence qui me parle de son travail. Dehors, il fait beau ; j’aimerais tant sortir, mais ce n’est pas encore le moment.
Nicolas rentre vers onze heures. Il se dit assez fort pour m’aider seul à monter à l’étage, ce que nous entreprenons. Et cela se passe bien. Mes membres réagissent mieux que la veille et tout en restant appuyé contre le mur, je peux pousser sur ma jambe gauche. Nicolas est radieux :
« Voilà que tu vas bientôt courir un cent mètres ! »
A l’étage de vie, la lumière est plus intense qu’en bas. L’été naissant entre par la fenêtre ouverte et je savoure les bonnes odeurs du jardin, j’écoute chanter les oiseaux, je suis du regard les évolutions du merle et de deux tourterelles, toute cette vie grouillante me fait apprécier la mienne malgré les épreuves.

La soirée, la troisième depuis mon retour de l’hôpital, est joyeuse chez les « Hilger du Clos Bourgoin ». Les enfants plaisantent, Raphaël joue du violoncelle, Nicolas de son tuba et Constantin révise son solfège avec moi. Alexandre, qui fait souvent bande à part, profite que nous soyons à l’étage pour descendre jouer du piano et souffler dans son saxophone. Il n’aime pas jouer en public et redoute mes observations. Ce soir, contrairement à mes habitudes, je me garde bien de faire les moindres remarques à mes apprentis musiciens. On oublie à cet instant que je suis un grand malade et tout se passe comme si j’étais redevenu normal. Je parle de mes projets, du double concerto que je commence à étudier et que je joue et révise dans ma tête, j’élabore des projets pour mes quintettes à cordes, mes élèves et mes choristes.
« Tout était fait pour me laisser la liberté d’être malade », dis-je en riant. « L’Académie des Arts ferme ses portes sur décision du maire de Thiais, alors que nous sommes fin mai, afin d’effectuer d’énormes travaux, donc personne ne s’apercevra de mon absence et surtout de la gravité de ma situation, puisque, je reprendrai les cours à la rentrée fixée au mois de novembre ».
L’agrandissement ne pouvant se faire pendant les mois d’été, il a été décidé de fermer de mai à la fin octobre.

Le lendemain après midi, quatrième jour de ma rééducation, Florence décide, une nouvelle fois, de se rendre à son bureau. Elle ne sera pas absente plus de deux heures, mais cela suffit pour tenter un nouveau défi et j’imagine sa tête quand elle va découvrir mon exploit.
Me lever et me déplacer en m’appuyant contre la cloison ne me pose plus autant de difficultés même si je suis courbaturé. Dans le couloir, je m’arrête devant ma pièce de musique. En face, le piano me montre ses dents blanches et noires et semble m’inviter, le beau vernis brun de mon alto brille à un rayon de soleil. C’est d’eux que je rêve. Il va bien falloir que je les approche, mais pour l’instant je suis encore dans le doute. La musique demande une telle finesse de geste que je préfère attendre. Donc, direction l’escalier pour une ascension risquée, sans corde de rappel.
Depuis ma dernière « renaissance », depuis que je tente de reconquérir mon autonomie, j’ai l’impression qu’une force profonde, un être enfoui au fond de moi-même me dicte ce que je dois faire et surtout ce que je dois éviter. Et là, il m’invite à la prudence. Je dois prendre le temps de réfléchir à la manière de poser mon pied gauche sur la première marche. Et d’ailleurs, pourquoi le pied gauche plutôt que le droit qui ne sent rien ? Réfléchissons pour ne pas faire n’importe quoi : dois-je monter debout, avec la force de mon côté valide ou à quatre pattes, comme le ferait un tout petit enfant ? La question mérite que je m’y attarde. Monter en animal ne serait pas déshonorant pour le revenant que je suis. L’objectif reste d’atteindre le second palier quelle que soit la manière d’y arriver.
Chaque décision ne peut être prise sans de véritables raisons. Il est essentiel d’en mesurer les conséquences, même si mon côté frondeur me fait souvent choisir la solution la plus risquée. Je vais monter debout, en me tenant aux murs avec la main gauche qui est assez solide pour m’empêcher de basculer. J’y vais ! Une pensée à Dieu qui doit me regarder et peut-être se marrer devant le ridicule d’un homme grand et costaud hésitant devant une petite marche de quinze centimètres de haut. Je réfléchis encore un peu pour déterminer avec logique quel pied je vais poser le premier, le droit lourd et insensible ou le gauche, léger et plein de bonne volonté ?
Faisons un essai pour rien ! Je fais basculer le poids de mon corps sur le pied insensible qui résiste à la pression, puis soulève lentement le gauche pour atteindre la marche. Et là, au milieu de cette opération à grands risques, voilà que le pied porteur s’affaisse, devient mou et sans réaction. Je fléchis, manque m’étaler. Ce n’était donc pas une bonne idée ; recommençons autrement. Ordre est donné à la jambe droite de se plier au genou et de soulever le pied sans pantoufle (tiens, j’aurais dû y penser, les chaussettes vont glisser sur le bois ciré !) Et ça marche. Pour une fois, peut-être la première, ma moitié insensible obéit à l’autre moitié. Le geste est un peu exagéré puisque le genou se plie à l’équerre, mais me voilà avec un appui sur la première marche. Dans un mouvement régulier pour ne provoquer aucune catastrophe, je porte tout le poids dans mon bras gauche appuyé contre le mur. Et me voilà enfin rétabli sur la première marche, prêt à affronter la suite. Une réussite incroyable, formidable ! Je suis en nage, mais je savoure cet instant. En réussissant à me hisser de quinze centimètres, je viens de faire un pas de géant. Me voilà enfin redevenu bipède !
En avant pour la seconde marche ! Il en reste 14, mais je ne veux pas y penser. A chaque instant sa peine ! Ma technique semble au point. Je réussis à gravir le deuxième obstacle et attaque le troisième avec un enthousiasme qui me fait multiplier les imprudences. Le plus difficile est à venir car l’escalier fait un coude, un virage sur la droite. Je remarque aussi qu’aucune marche n’a la même hauteur. Quelques centimètres de rien qui suffisent à compliquer l’opération. Au tournant, je réfléchis un long moment en reprenant mon souffle. J’ai peur, je me crispe et le vertige me gagne. Je suis comme un sportif à court de force au milieu d’un marathon, car cette première moitié de l’escalier m’a bien pris dix minutes même si je n’ai pas vu le temps passer.
A droite, les marches se resserrent en pointes, compliquant considérablement ma progression. Dois-je changer de côté ou conserver la sécurité du muret qui me retiendra en cas de pépin ? Je choisis de rester là et surtout de ne pas prendre de risque dans un déplacement latéral de quelques décimètres, une immensité pour moi. Mais ce n’est pas simple ! L’espace manque pour soulever ma jambe insensible. Parfois, elle monte trop et je dois lui intimer l’ordre de redescendre ce qu’elle fait sans s’arrêter à la bonne hauteur de la planche horizontale, parfois, elle reste suspendue à quelques centimètres de la partie plane où le pied doit s’appuyer. Ce n’est pas simple d’être désobéi par soi-même.
Pourtant, à force d’insister, je réussis la première opération qui consiste à rétablir tout mon poids sur la partie étroite de la planche cirée. Encouragé, je continue. Ma jambe lourde se soulève, le pied accroche le rebord de la marche s’y cramponne, et je fais basculer une partie de mon poids dessus en m’appuyant sur le mur à ma gauche. Panique à bord : le pied glisse, je perds l’équilibre, ma main gauche ripe sur le mur lisse et la main droite moribonde ne peut me retenir au muret de droite. Je m’étale de tout mon long dans l’escalier. Mon front heurte une marche plus haut et je roule jusqu’au bas. Me voilà étendu sur le carrelage froid du couloir avec une violente douleur à la cheville gauche. Je peste. Mon esprit sombre dans une nuit froide. Mes pensées restent bloquées sur l’impossibilité d’escalader cet escalier et donc accéder à la partie de la maison où la famille vit, parle, rit, fait de la musique lors des fêtes que l’on y organise.

Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi prostré, incapable de bouger. Un sourd désespoir m’anéantit. J’ai cru que je pouvais faire ma rééducation sans l’aide de personne, je me suis surestimé une fois de plus. Un filet de sang coule sur mon front et serpente le long de ma joue, chaud, marque de mon incapacité.
« Pour lui, le violon, c’est bien fini ! » L’aiguillon de cette phrase me pique au plus sensible de mon être. Je me rebelle. Avec ma foi, la hargne qui m’habite, je renverserai la montagne, même si cette montagne n’est qu’un modeste escalier de 15 marches. Je me redresse farouchement et je me traine vers la salle de bain contigüe aux escaliers. Je recommence à réfléchir, à analyser humblement les causes de ma chute. Ce qui vient de se passer n’est qu’un modeste accident de parcours. Il y en aura d’autres et ce n’est pas ce qui va m’arrêter ! Je serre les dents et réussis à essuyer le sang de la plaie dans les cheveux. Je pense à la musique de la « Symphonie Fantastique » d’Hector Berlioz. Oui, je me relèverai !
En m’appuyant contre les cloisons, je regagne avec lenteur ma place en bas des escaliers. D’abord avec la main gauche qui fonctionne très bien, avec sa précision habituelle, celle du musicien, puis avec l’autre toujours aussi lourde et « douloureuse » quand je la déplace. Ce n’est pas une douleur à proprement parler puisque la totalité de ma moitié droite est insensible, c’est une sensation bizarre, diffuse, un peu comme l’impression de brûlures.
Ma vue se trouble, je vois à travers un brouillard. La tête me tourne. Est-ce un effet de la tension qui serait remontée malgré le traitement de cheval qu’on m’inflige ? J’avais eu la même sensation ce matin pendant mes travaux d’écriture. Serait-ce qu’une nouvelle attaque se prépare un peu comme les répliques d’un tremblement de terre ? J’en ai froid dans le dos. Ma jambe solide flageole tandis que le flou s’accentue autour de moi. J’ai l’impression de flotter au milieu d’un nuage. Alors, j’essaie d’analyser mes sensations, comme pour y trouver une bonne raison de croire que ce n’est qu’un malaise passager. Je sens mon cœur battre très fort. Serait-ce qu’il manque d’oxygène, de sang frais à cause d’une artère bouchée. Après l’AVC, ne suis-je pas en train de préparer un infarctus ?
Je réussis à m’asseoir sur la première marche en me demandant si je dois appeler les urgences. Quelque chose me retient, comme une honte, celle de l’écolier qui n’a pas suivi les conseils du maître et le regrette. Si je suis ici, sans assistance, c’est bien que je l’ai voulu. Dans la maison de rééducation, j’aurais été surveillé, à l’abri de tout accident. J’entends une voiture s’arrêter devant le portail. Pourvu que ce ne soit pas Florence ! Non, ce n’est pas sa manière d’accélérer en faisant une marche arrière. Mon oreille de musicien est fort heureusement restée intacte et reconnaît une quantité considérable de sons. Une portière claque. Mon malaise aussitôt se dissipe un peu. C’est Jean Pierre, le voisin, donc aucun risque pour moi. Je vois toujours flou, mais je sens que ça va mieux.
Je retourne dans la salle de bain pour me passer de nouveau un gant de toilette sur le sang qui a recoulé et je décide de retourner m’allonger. Je suis complètement perclus. Après l’exercice raté de l’escalier, après la chute, j’ai mal partout, enfin dans ma moitié gauche. Pour la droite c’est toujours la même sensation de lourdeur, de malaise diffus plus désagréable qu’une véritable douleur. Cela m’exaspère.
Il me faut bien cinq minutes pour regagner la chambre et m’allonger sur le lit. J’aimerais rester assis, mais j’ai mal aux côtes, aux bras, aux jambes. Florence rentre quelques instants plus tard, et s’étonne de me trouver allongé. Elle remarque ma bosse sanguinolente.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? »
« Rien ! »
« Enfin, Michel, Dis-moi. Je veux savoir comment tu as fait cette bosse ? Tu es tombé, c’est bien ça ? »
« Mais non, je me suis cogné contre le coin de la table de nuit en voulant me coucher ».
Elle ne me croit pas mais n’insiste pas. Elle monte à l’étage et redescend portant deux tasses de café sur un plateau. Je n’en ai pas envie, mais je me force à en boire parce que c’est un acte ordinaire, banal qui me raccroche à mon ancienne vie. Je m’assois, ce que j’arrive à faire seul, malgré les douleurs de mes muscles. Je grimace et Florence me regarde avec circonspection. Elle tourne lentement la cuiller dans sa tasse et demande encore :
« Tu ne t’es pas blessé en te cognant contre la table de nuit. Pourquoi tu ne me dis pas la vérité ? »
En face de mon mensonge qui cache ma faiblesse, mon échec, je réagis de la pire manière, donnant libre cours à cette colère qui me comprime l’estomac depuis que je suis retourné au lit, bien conscient de mon incapacité. Je crie :
« Je suis tombé, voilà la vérité ! Je suis tombé, comme cela peut arriver à qui se prend les pieds dans le tapis ! »