Ma première nuit chez moi s’est bien passée. J’ai réussi à dormir quatre à cinq heures de suite. Et, chose rarissime, j’ai même fait un rêve très court, mais plein de lumière. J’étais sur la scène de Timisoara et je jouais le double concerto d’Haydn. Je me laissais porter sur les ailes de cette magnifique musique, en dehors du temps. Je surmontais toutes les difficultés et mon alto n’avait jamais aussi bien sonné.
Je me réveille le sourire aux lèvres. Florence est levée et je l’entends à l’étage préparer le petit déjeuner des garçons. D’ordinaire, c’est mon travail et j’entends reprendre ma place au plus vite. Par la suite, les médecins seront étonnés par la vitesse avec laquelle j’ai récupéré. Selon le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, le fait d’être violoniste est un atout considérable. Ainsi, tous les instrumentistes qui utilisent les deux mains (et en particulier ceux à cordes frottées, si peu en vogue aujourd’hui chez les jeunes), favorisent le développement mental, et deviennent des moyens thérapeutiques étonnants et salutaires dans des cas aussi dramatiques que les AVC où le cerveau et la volonté tenace jouent les rôles essentiels pour la récupération.
Florence va rester avec moi pendant la matinée. Cet après midi, elle ira aux courses à ma place et fera peut-être un saut à son bureau. Pour moi, nous ne devons rien changer à nos anciennes habitudes. C’est la meilleure manière de montrer à la maladie que nous ne la craignons pas. Et puis, les garçons, Constantin surtout, en ont besoin pour se rassurer, pour comprendre que la vie continue et que leur père va très vite reprendre sa place.
Ce n’est pourtant pas encore une mince affaire rien que de m’asseoir sur le lit, mais je dois y arriver seul ! Nicolas, déjà prêt pour partir en cours, veut me donner un coup de main. Je le remercie en me disant que je dois absolument me débrouiller. S’installer dans des habitudes d’assisté donne le pas à la maladie. Je suis en guerre contre l’insensibilité de mon côté droit, et une guerre ne peut pas se gagner sans courage ni actes héroïques !
Enfin, Nicolas et Raphaël me proposent avant de partir de m’aider quand même pour aller aux toilettes. Depuis mon retour des soins intensifs, j’ai besoin des autres pour assouvir toutes les obligations de la nature que je pourrais difficilement satisfaire seul à moins d’avoir recours aux couches-culottes ! Ils se placent chacun d’un côté et me soulèvent. J’accompagne leur effort avec ma moitié valide, l’autre refusant toujours de répondre à mes sollicitations et se comporte d’une manière tellement désordonnée qu’elle gêne la progression. Enfin, sous le regard effaré de Florence, nous arrivons ainsi jusqu’aux toilettes au bout du couloir. Je ferme la porte. Avec une seule main valide, et croyez moi, ce n’est vraiment pas évident de baisser et de remonter son pantalon ! Je m’assois sur la cuvette. Constantin et Alexandre arrivent : c’est l’heure de partir à l’école.
Je sens que tous, derrière la porte, m’attendent et leur seule présence me gêne terriblement. Enfin, je réussis à appuyer sur le bouton de la chasse d’eau. C’est le signal. J’ouvre la porte. Mes gardes du corps s’emparent de ma personne qu’ils ramènent un peu vite parce qu’ils ne veulent pas être en retard en cours. Me voilà de nouveau assis sur mon lit avec le côté gauche vivant, chaud, et le droit lourd, mort, du béton. Mon bras droit est de glace alors que mon bras gauche brûle. Me voilà partagé en deux parties qui ne s’entendent plus.
Vers dix heures, mes parents et Manet arrivent. Mon père, toujours aussi distingué entre le premier dans ma chambre très encombrée. Il est à l’étroit dans cette petite pièce, pourtant, le regard qu’il me lance me remplit d’espoir. Il semble dire dans son silence, debout avant de se pencher pour m’embrasser : « je suis avec toi, Dieu ne peut rien refuser aux hommes courageux ! » Merveilleux papa avec qui je me sens plus lié que beaucoup de fils avec leur père génétique. Il se place dans un coin, maman et ma marraine viennent aussi m’embrasser. Toute la tendresse du monde m’étreint et me réchauffe le cœur.
Ils ne s’attardent pas pour ne pas me fatiguer et surtout ne pas me montrer leur angoisse même s’ils sont heureux de me voir vivant, car ils avaient redouté le pire encore une fois. En sortant, mon père et ma mère me lancent un dernier regard qui veut dire « Tiens bon, on te fait confiance ! »
A cet instant je pense aux messes solennelles ou à tous les « Concerts Spirituels » annuels que nous jouions tous les deux à l’église du Sucy, mon père à l’orgue car bien qu’amateur, c’est un excellent musicien et moi à l’alto. Cependant pour lui, la musique n’est pas un métier raisonnable ! Lui, si bon organiste qui dans sa jeunesse a joué sur les grandes orgues de la cathédrale de Metz, aurait préféré que je ne devienne pas un « Artiste professionnel ». Que je fasse un autre choix comme mon frère Benoît.
Lorsque j’étais adolescent, il me répétait souvent : « Choisis un bon métier, médecin par exemple, et rien ne t’empêchera de faire de la musique pour ton plaisir comme moi! » Papa doutait probablement de mes capacités à pouvoir vivre dignement de la musique. Pourtant, devant ma détermination, mes parents et Manet n’ont jamais hésité à me soutenir de leur mieux, à adapter ma scolarité et à m’acheter sans lésiner sur le prix, mon superbe alto Caressa et Français, puis plus tard un magnifique archet Lamy monté or.
Vers midi, visite éclair de Benoit qui faisait son jogging. Adopté après moi, nous sommes aussi soudés que si nous étions vraiment frères. Nous bavardons un instant. Benoit a la plaisanterie facile, mais c’est un homme organisé, très ordonné. Ses conseils sont toujours judicieux. Lui aussi m’encourage et me cite plusieurs exemples de personnes ayant retrouvé pratiquement toutes leurs facultés. Il me conseille cependant d’écouter les médecins.
« Tu as sûrement raison pour la plupart des gens, mais moi, je suis différent ! »
Il rit reconnaissant bien mon caractère de frondeur. Florence lui propose de rester pour manger avec nous mais il refuse ayant un rendez-vous à l’autre bout de Paris à quatorze heures.
En début d’après midi, Florence m’apporte de la lecture, et part faire les courses. Je suis seul pour deux bonnes heures, c’est ce que j’attendais.
De la fenêtre ouverte viennent les chants des oiseaux, les roucoulements des tourterelles. Il fait beau et assez chaud. L’été se prépare et moi je suis là, cloué sur mon lit.
J’attendais cet instant pour une première confrontation avec moi-même. En face de la porte ouverte sur le couloir je vois l’autre fermée, celle de ma salle de musique. Je sens la présence silencieuse du piano. A sa droite, le tuba de Nicolas, à gauche le violoncelle de Raphaël, mes deux altos et le lutrin qui me sert de chevalet avec un tableau ébauché la veille de mon ACV. La palette est posée à côté, sur une tablette, avec les tubes de couleurs. Un monde interdit pour l’instant.
Sur le lit, devant moi, Florence a étalé des feuilles de papier et mes partitions. J’ai essayé de crayonner mon premier dessin d’après résurrection, de la main gauche naturellement, et je découvre des formes, des courbes qui ne me ressemblent pas, comme si un autre être, tapi au fond de moi, profitait de ma maladie pour se montrer au grand jour. Un être immatériel, si différent du Michel Hilger que je suis devenu et qu’on connaît !
Alors un flash me revient, Je me revois à 19 ans aux Saintes Marie de la Mer, en compagnie d’une jeune et jolie Gitane rencontrée fortuitement à l’occasion d’une longue tournée de concerts d’été avec « L’Orchestre Alexandre Stajic ». Elle avait insisté, malgré mes réticences, pour lire les lignes de ma main. Elle m’emmena à l’écart de la foule, sur une petite place, prit ma main et me dit qu’elle voyait un sacré destin, une vie romanesque commencée de la manière la plus invraisemblable, qui serait marquée par de terribles accidents. Mais je ne mourrais pas jeune et connaîtrais une grande réussite.
Elle ajouta que j’aurais quatre enfants, une belle famille et une grande maison mais pas avec ma fiancée actuelle. Je me dis que c’était n’importe quoi car je n’imaginais pas un instant me séparer de Marion !
J’allais m’éloigner quand j’aperçus dans sa main une petite médaille de la Sainte Vierge. Elle ne voulut pas que le la paye. J’insistai et elle me la donna en me disant que ça me porterait chance ! J’ai la preuve aujourd’hui que tout ce qu’elle m’a dit est vrai.
Ce souvenir me redonne espoir, mais pour l’instant, c’est un Michel Hilger coupé en deux qui ne peut exister que par des gestes simples. Je n’ai pas oublié l’humiliation de ce matin et la difficulté que je vais avoir pour aller seul aux toilettes. Sans cette dignité essentielle, je ne pourrai pas faire le moindre progrès. Ma rééducation passe obligatoirement par cette première autonomie. Et c’est l’ascension de l’Himalaya !
Premier travail, me tourner en m’appuyant sur le côté valide contre le dossier du lit et poser mes jambes par terre. Je tente ce quart de tour en poussant très fort sur mon bras valide. Mais une fois de plus, je déséquilibre ma lourde carcasse et je roule sur le lit. Incapable de me redresser, comme une tortue sur le dos, je suis ridicule et je me force à rire pour ne pas céder au désespoir.
Bon, je ne vais pas rester ainsi pendant des heures. Florence doit passer à son bureau, mais il suffit qu’elle rentre plus tôt que prévu pour me trouver dans cette position ridicule. Il faut que je me bouge et puis j’ai encore envie d’aller aux toilettes!
Avec un effort considérable qui me fait battre le cœur à toute vitesse, je réussis à rouler sur le côté valide. Je grimace : mon besoin d’aller aux toilettes se fait pressant. Avec les médicaments que je prends pour baisser ma tension, mes sensations et la maîtrise de ce coté là aussi sont altérées et je ne veux surtout pas que mes fils ou ma femme me trouvent dans un lit souillé. J’entends en moi : « Sois patient, Eric Michel Vincent, et réfléchis. D’abord prends un bon appui sur le bras gauche, puis roule en te servant du levier pour te redresser ». Serait-ce la belle icône peinte à la main représentant la Vierge en majesté avec son Fils Jésus sur ces genoux qui me parle ? Elle est magnifique et elle nous a été offerte pour notre mariage par ma marraine ; depuis elle orne notre chambre.
Nouvel essai, nouveau ratage. Ma grande carcasse roule sur la couverture. L’envier d’uriner m’empêche de réfléchir calmement, pourtant je ne peux pas rester ainsi. Alors, j’ai une autre idée : puisque je ne peux pas m’asseoir, je vais m’y prendre autrement. Je réussis à rouler jusqu’au bord du lit très bas et, en prenant une infinité de précautions, je pose ma jambe gauche sur le plancher et me laisse tomber en m’appuyant au bord du matelas. Je pourrais peut-être tenter un demi tour pour me relever à la manière des tout petits enfants qui apprennent à marcher, mais l’envie est trop pressante, alors, je m’assois sur le sol et rampe jusqu’au couloir en poussant avec mon bras et ma jambe valides. C’est déjà une victoire : j’ai pu sortir de ma chambre. Le début d’une liberté reconquise !
Dans le couloir, le carrelage froid a l’avantage d’être glissant. La porte des toilettes est restée ouverte, une chance. Je prends appui sur la cuvette et, miracle, mon corps lourd et maladroit accepte de pivoter. Je ne saurais dire comment j’ai fait, mais me voilà assis. Une vague de chaleur parcourt ma poitrine.
J’ai le sentiment d’avoir remporté une étape du Tour de France et d’être déjà revenu du monde sordide des handicapés. Bon, maintenant, je dois retourner dans ma chambre. La position assise, si chèrement gagnée me donne des audaces. En m’appuyant contre la cloison et poussant sur ma jambe valide, je peux sûrement me mettre debout. J’ai le sentiment d’être une sorte d’extraterrestre qui apprend les règles de la pesanteur, un aventurier explorant une planète qu’il ne connaît que par ses lectures et en découvre des détails qui lui avaient échappés.
Mon épaule insensible glisse contre le mur, la main gauche rectifie les mouvements désordonnés du côté droit ! Ensuite je pousse sur ma jambe valide. Me voilà alpiniste à la conquête d’une paroi abrupte, là dans le réduit des toilettes. Mais je réussis ! La jambe sollicitée me fait mal. Je redoute que cette douleur ne soit la marque d’une nouvelle maladie, et je me concentre de plus belle.
Enfin debout ! Je pense à mon ridicule avec le pantalon de pyjama sur les talons. Je fais là un fier loustic, pourtant je suis debout et c’est un grand bonheur ! Florence, je pense à toi ; cette victoire, je voudrais que tu la voies, que tu mesures combien ces petites choses de la vie ordinaire sont importantes. Déterminantes !
Depuis mon retour, hier, je pense que le simple fait de respirer est un bonheur. Respirer l’air frais de la fenêtre, entendre mes fils marcher et parler à l’étage. Ce n’est peut-être qu’un répit, et je le savoure comme le plus beau de tous les cadeaux de la vie. Debout, ma jambe insensible ne sait plus que faire. J’ai perdu le sens de l’équilibre, mais en m’appuyant contre la cloison, je réussis à déplacer mon pied gauche, puis à faire glisser mon épaule droite qui, ne sentant aucun contact avec la paroi a tendance à aller un peu plus loin que prévu. Je manque bien me casser la figure ! J’ai pu me retenir avec ma main valide, mais j’ai eu peur.
Il reste à passer la porte, avec les rebords qui forment un tout petit barrage, autant de détails que je n’avais jamais remarqués et qui deviennent essentiels à cet instant. Ces petites choses que les bien portants considèrent comme futiles se transforment en montagnes pour un pauvre bougre comme moi. Et je pense furtivement à la musique. Si je ne suis pas capable de passer la porte des toilettes sans encombre, comment pourrais-je retrouver la dextérité nécessaire pour jouer de l’alto ?
Je dois mettre tout mon poids sur la jambe gauche, ce qui n’est pas très compliqué. Réfléchissons avant de commettre une erreur fatale. Je tente de déplacer mon bras droit. Il est lourd, terriblement lourd et froid. Un morceau de bois. Avec la main gauche, je le positionne et je pivote pour passer la maudite arrête de la porte. Et tout bascule, la jambe morte a un sursaut de vie, une pulsion qui la pousse à vouloir jouer son rôle de jambe, mais elle me déséquilibre et je roule sur le carrelage tel un gros sac de farine.
Je ferme les yeux sur la nuit de mon esprit, vaincu par ce qui était encore si naturel pour moi, il y a encore quelques jours. Mon corps, dont je découvre la forme bizarre et peu apte à un équilibre stable, ne m’obéit plus. J’ai envie de pleurer. Je ne peux pas lutter contre mon propre poids qui m’écrase au sol. Victime de l’attraction universelle, je ne suis plus rien qu’un handicapé dont la survie dépend entièrement des autres. J’ai alors une pensée de compassion sincère pour les tétraplégiques. Désormais je pourrai prier avec encore plus de vérité et d’implication. C’est sûrement ce que Jésus veut me faire comprendre à ce moment. Je me reprends.
L’instant de découragement et de pessimisme dure quelques minutes pendant lesquelles je revois en moi les heures les plus sombres de ma vie, des flashs sur un passé encore imprécis mais tellement violent. Je suis un enfant qui court dans une assez vaste étendue que je ne saurais décrire. On dirait un sous sol, un hangar. Les autres se moquent de moi car je baragouine et n’arrive pas à me faire comprendre. Je me fais mordre par un chien de garde. J’ai gardé la cicatrice visible sur la main droite. Et toujours ces cris qui me transpercent. Je reçois un coup violent et comme des coups de couteau qui me lacèrent le bras gauche un peu en dessous de l’épaule ! Je hurle de douleur. Plus tard, on dira à mes parents que c’est la trace du BCG ! Moi j’en doute ; les cicatrices sont si grandes !
Je vois dans un flou total de vagues bâtiments tout en longueur, des hommes qui marchent. Et toujours ces cris de terreur, de douleur.
Tout est sombre. Ces images me poursuivront donc toute ma vie ! Aujourd’hui, je me dis que cela se passait sûrement quelque part entre la frontière russe ou polonaise, les pays d’origine de mes véritables parents. C’est du moins ce que j’ai toujours cru lorsque j’étais enfant, tel le vilain petit canard, sans en avoir aucune preuve tangible autre que les marques de morsures et de coups. D’ailleurs, tout cela a bien été confirmé par les révélations de ma jeune et jolie gitane, par celles de Danya et Véronique à Angoulème et le sera encore plus tard, lors de nombreuses séances thérapeutiques de sophrologie avec Ginette Delorme et de réflexologie et kinésiologie avec Béatrice Bobay.
La tête posée sur le carrelage froid, dans la position du vaincu je reste un moment découragé. Mon champ de bataille à moi, c’est ce couloir et mon ennemi du jour, la force qui me plaque au sol. Florence ne va sûrement plus tarder. Je ne veux surtout pas qu’elle me trouve dans cette position. Alors, je relève la tête. Une vive douleur me cisaille le cou à la hauteur des épaules. J’insiste et je vois mon horizon ; les pantoufles d’un de mes fils, près de l’entrée, à moins de cinq mètres de moi, donc très loin. Je vois la porte de ma chambre que j’ai franchie en rampant pour aller aux toilettes, et en face, celle de la salle de musique avec tous ses trésors interdits. J’imagine que j’arriverai à peine à faire des coups de pinceau maladroits avec cette main droite qui ne répond pas à mes ordres.
Quelle heure est-il ? Je n’en sais rien, mais ce n’est pas le moment de flancher. Je m’applique et je tente de rouler sur le côté gauche, celui qui m’obéit encore et commence à me redresser. J’y parviens ! Je n’ai pas entendu la clé tourner dans la serrure, voilà que ma mère rentre. Mais qu’est-ce qu’elle vient faire là ? Elle s’arrête surprise de me voir ainsi dans le couloir :
« Michel, ça va ? »
Alors, je relève un peu la tête pour regarder ma chère maman toujours à la porte, n’osant pas bouger. Je retiens un sanglot. Voila ce qu’il est devenu le petit Eric qu’avec papa tu as prénommé Michel, l’enfant de la DASS que vous êtes allés chercher comme on va chercher un chien au refuge. Que d’aller-retour furent nécessaires en 1969 jusqu’à mon adoption légale et définitive Je sais maintenant qu’ils ont été extrêmement encadrés par l’institution et contrôlés de très près par les autorités supérieures de l’Etat. Que de chagrins et de traumatismes là encore, tant pour mes parents que pour moi même à cette époque !
« Je vais t’aider » me dit elle.
Elle se penche, et tente de me soulever. Mais je suis un grand bonhomme et elle, une petite femme énergique et volontaire commence à être âgée.
« Le côté droit ! » dis-je. « Il n’a pas retrouvé toute sa mobilité. Mais ça va aller. Les spécialistes sont sceptiques, moi je sais que je vais m’en sortir. Il me faudra quelques jours ! »
Ma mère me connaît et sait que j’ai tendance à minimiser mes difficultés. Elle m’a toujours soutenu, mais là, dressée en face de moi, elle hésite. Comment m’aider à me relever.
« J’ai glissé » dis-je. « Je suis allé aux toilettes et tu es entré juste après ma chute ».
Bon, maintenant, il s’agit de ne pas rater mes gestes pour la rassurer, elle qui s’est déjà fait tant de souci à cause de moi et à qui je dois ma « reconstruction » si délicate après l’adoption.
J’essaie donc de me concentrer au maximum exactement comme avant un concert important où lorsque je dois interpréter un solo délicat. Il existe dans la musique des passages tellement difficiles qu’on ne sait jamais si on va les réussir après les avoir joués des centaines de fois. Là, c’est une première, le grand gaillard que je suis, à la quarantaine rugissante doit se relever comme un nourrisson, en prenant son équilibre sur ses jambes et en soulevant son corps sans perdre cet équilibre. Ce qui est amusant chez le bébé serait dramatique pour moi en face de ma mère.
J’y vais. Je porte le poids de mon corps sur la jambe solide. Ma mère a compris et me soutient par l’autre épaule. Je tente de soulever ma main du carrelage. Un moment, j’ai l’impression que je bascule vers l’arrière, mais non, la petite inflexion de maman suffit et me voilà debout, appuyé contre la cloison. Debout, donc vivant !
« Prends ton temps » me dit maman qui comprend ce que je ne lui dis pas. « Tu vas y arriver ».
En même temps, elle me retient, prévient mes gestes maladroits. Et je réussis à avancer mon pied valide, prendre appui et faire un pas avec la jambe de bois qui suit sans renâcler. J’ai envie de la serrer dans mes bras, de lui dire tout mon bonheur, tout l’espoir que ce petit succès me donne. Et c’est encore une fois grâce à elle. Si elle n’était pas arrivée à cet instant, j’étais condamné à ramper jusqu’à mon lit. Avec maman je peux montrer mes faiblesses, sans honte et accepter ce qui me ferait très mal auprès de Florence ou de mes garçons.
Je marche tant bien que mal jusqu’à mon lit et m’allonger presque seul. Mon cœur bat à se rompre, je ne serais pas plus heureux si j’avais escaladé le Mont Blanc !
Me voilà assis sur mon lit. Après cet exploit, j’annonce à Maman : « Dans quinze mois, ce sera le premier grand festival de musique de Timisoara, je suis invité en Roumanie pour le concert inaugural à pour y jouer le double concerto orgue et alto de Michaël Haydn. Cela me laisse le temps de retrouver toutes mes facultés. Je serai prêt ! » Elle sourit et m’embrasse.
« Je te reconnais bien là ! Tu as décidé de te battre, je suis certaine que tu gagneras ! »
Elle sort. Quelques instants plus tard, Florence arrive. Je ne lui dis rien de ma mésaventure. Je fais semblant de m’absorber dans l’étude de la partition. Elle me demande si j’ai besoin de quelque chose et remarque :
- « Je suis sûre d’avoir laissé ouverte la porte des toilettes et voilà qu’elle est fermée ! »
- Elle me lance un regard plein de soupçons et sourit.
- « Je me trompe sûrement », conclut-elle pour m’éviter de répondre.
- Je lui avouerai mon aventure ce soir ou demain. Pour l’instant, je n’en ai pas envie.
Nicolas et Alexandre arrivent quelques instants plus tard. Ils m’embrassent et me demandent si tout va bien. Je leur souris. Alexandre décide :
- « Tu ne vas pas rester dans cette chambre tout le temps. On va t’aider et tu vas monter dans la salle de séjour. Ce sera plus sympa pour tout le monde ! »
- Raphaël arrive lui aussi. D’habitude il rentre beaucoup plus tard, mais aujourd’hui c’est une de ses « petites » journées de la semaine, un de ses professeurs étant absent. Il pose son sac et rejoint ses frères. Comprennent-ils le bien qu’ils me font tous les trois dans cette chambre trop petite ? Ils ne se concertent pas, et comme s’ils avaient assisté des handicapés toute leur vie, ils se placent chacun d’un côté du lit et m’aident à me lever. Une fois debout, je leur demande de m’empêcher de tomber, mais de me laisser tenter d’avancer par mes propres moyens. Florence ouvre la marche. Nous arrivons à l’escalier. Ils sont si forts que je touche à peine les marches et que je me retrouve sur le palier sans avoir eu besoin de coordonner mes gestes.
- Je leur demande un instant pour souffler ; je m’appuie contre la cloison. Ils sont prêts à intervenir mais me laissent tenter d’avancer seul. Je réussis péniblement à glisser de quelques centimètres, comme un vieillard fourbu. Ils décident de mettre fin à ce triste spectacle et veulent tellement bien faire qu’ils me portent littéralement jusqu’au canapé où ils m’assoient.
- « Ce n’est pas du gâteau ! » dis-je en souriant.
- Florence est si heureuse de me voir là, à une place habituelle qu’elle va préparer du café et apporte les tasses sur la table vitrée devant moi.
- J’apprécie cet instant de bonheur, ce petit sursis dans le travail qui reste à faire, contrarié par mon odyssée des toilettes dont je ne parle pas. Ma rééducation reste mon affaire, personne ne doit en souffrir. Je sais que Dieu me regarde, que cette nouvelle épreuve servira mon idéal d’art et de compassion. Mes survies successives n’ont pas d’autre sens. J’ai fait du progrès depuis hier et cela tout le monde le constate sans le dire, comme si c’était normal, ordinaire. Je n’ai plus besoin d’être tenu assis avec des coussins, je réussis à maintenir mon équilibre par moi-même et le dîner pourra ainsi avoir lieu dans la cuisine autour de notre table ronde dans une bonne ambiance, comme d’habitude. Et je me dis : « Si en ce moment, j’étais en établissement de rééducation, la vie serait arrêtée ici et pour Florence, pour les garçons je serais un grand malade alors qu’ils me considèrent comme presque guéri !
- Mes fils vont pouvoir dès aujourd’hui retrouver leurs habitudes, surtout celle de parler en même temps pour raconter leur journée ou commenter un événement dont ils ont été les témoins. Florence et moi les écouterons avec plus d’intensité que de coutume. Cette joie retrouvée, notre bonheur partagé qui n’a pas été emporté par la maladie, nous rend optimistes, même si personne n’a oublié la terrible épée de Damoclès qui pèse sur ma tête. C’est une première victoire, un vrai pied de nez à la maladie !
- Je me dis qu’au pire, si je ne peux pas aller plus loin dans ma rééducation, j’aurai toujours ma famille pour être heureux. C’est le plus important ! Puis, je me mords les lèvres. Non, pas question d’admettre l’abdication, ce serait offenser Dieu qui a voulu que je vive alors que la mort me tenait dans ses griffes, ce serait renier ceux que j’aime et me renier moi-même.
- Je crois très sincèrement que tous les hommes ont une mission à accomplir, qu’ils sont sur terre avec un objectif, qu’ils n’arrivent pas toujours à définir et qui pourtant les pousse dans un sens bien précis. L’édifice de l’humanité ne peut se construire que pierre par pierre et chacun a la sienne d’une forme particulière, parfois simple, souvent compliquée et il doit trouver sa place même si elle n’est pas plus grande qu’un grain de sable au fond de l’océan. Moi, je connais la forme de ma pierre et sa signification, je dois être un bon artisan pour la placer là où elle consolidera le mur que nous construisons ensemble. Car je suis certain que le monde a un sens. Autant d’équilibres si compliqués, de diversité ne peuvent pas exister pour rien.
- Tout d’un coup, Constantin fait une remarque qui m’interpelle :
- « J’ai lu que la tension artérielle était héréditaire. Elle te vient donc de tes parents que nous ne connaissons pas ».
- « Ils t’ont fait là un cadeau dont tu te serais passé ! » rajoute Alexandre.
- Cette façon d’évoquer mes origines inconnues me déprime sur le moment. Ils ont pourtant bien raison. Ces deux personnes dont ils sont aussi issus, cet homme et cette femme qui m’ont conçu, mis au monde et qui ont dû m’abandonner pour des raisons que j’ignore, m’ont beaucoup donné. Des avantages, peut-être de la ténacité, un peu de courage, un certain sens artistique et assez de talent pour pouvoir en faire mon métier, tant de bonnes choses accompagnées d’une seule très mauvaise qui me gâte la vie. Et peut la gâter au jeune Constantin et à ses trois grands frères. Eux aussi, sont d’origines inconnues.
- Oui, c’est évident, je me dois, pour eux, de faire toute la lumière sur cette partie inconnue de ma personne. Quand j’aurai retrouvé une mobilité suffisante, c’est décidé, j’irai à la DASS, je remuerai ciel et terre, mais je trouverai qui est cette « Maria venue de Russie » et ce père probablement mort puisque j’ai été déclaré « orphelin » à mes parents adoptifs.
- Ce soir, point n’est besoin de demander aux garçons de ranger la vaisselle. Ils font le travail si vite que Florence n’a pas le temps d’intervenir. Quand les garçons sont montés dans leur chambre, je tente d’aller seul aux toilettes. Florence est là, prête à intervenir, mais je ne commets pas les erreurs de ma première tentative et je réussis l’exploit incroyable de franchir les trois mètres de couloir sans la moindre assistance. Cela prend pas mal de temps, mais je jubile.
- Florence, aussi, est radieuse.
- « Finalement, ça va plus vite qu’on le croyait ! »
- « Oui, je suis coriace et ce n’est pas une petite maladie de rien qui va m’arrêter ».
- Nous éclatons de rire comme des gamins qui viennent de raconter une histoire interdite dans le dos des parents. D’ailleurs, à cet instant nous ne sommes guère plus que deux enfants émerveillés par quelques pas maladroits. Et je pense encore aux malades que l’on rééduque dans les centres spécialisés. Ont-ils, eux aussi, la possibilité de se lancer seuls dans la conquête de leur autonomie ou les retient-on dans un état de dépendance pour éviter qu’ils ne se blessent ?
- Assis sur notre grand canapé blanc, je veux regarder un peu la télévision, mais je me fatigue très vite, et mes yeux voient de plus en plus mal. J’essaye de lutter. Florence intervient puis les garçons viennent me proposer de m’aider à descendre dans ma chambre. Je suis un grand «rescapé», je ne dois pas l’oublier, et les malades se couchent tôt. Je n’insiste pas et ils me soutiennent pendant la périlleuse descente. Florence doit cependant m’aider pour m’allonger. Je lui dis que je pourrais le faire seul, mais elle insiste en prétextant que je ne dois pas user toutes mes forces en une seule fois :
- Elle s’allonge près de moi et commence à lire. Je m’en veux d’être devenu tout à coup un vieillard. Est-ce une telle vie de couple que je vais lui donner ? Non, dans ma tête, j’élabore déjà le programme du demain, quand je serai seul, car certaines choses ne peuvent pas se faire en présence de témoins.