đź“» Radio'Paradise
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C’est le soir. J’entends les bruits familiers de la maison, mes fils qui parlent à voix basse dans les pièces voisines et Florence qui ferme la porte de son petit bureau où elle se retire pour travailler tranquillement. A l’étage, dans la cuisine, quelqu’un doit mettre le couvert. Un bruit d’assiettes sur la table me rappelle toutes ces belles soirées passées avec les miens à parler de tout, à refaire le monde et à écouter surtout les garçons. En ce début de soirée, je suis seul en bas, mais je sais qu’ils ne me laisseront pas dans mon coin. D’ailleurs ma femme arrive et son pas ferme montre qu’elle a décidé quelque chose.
« On va tout descendre ici et manger avec toi ».
« Mais non je veux monter ! »
« Non c’est trop compliqué. Les garçons n’ont pas l’habitude et sont encore maladroits ».
Je voudrais refuser, mais les mots ne viennent pas. Pendant ce temps, Florence a disposé une petite table pliante dans la salle de musique. Nicolas apporte les assiettes. Ses frères arrivent avec tout le reste. En quelques secondes la table rectangulaire est dressée. Florence demande à Nicolas et à Alexandre de m’aider à m’extirper du lit et traverser le couloir. Me voilà à ma place habituelle, en bout de table tout comme lorsqu’en été on décide de manger dehors sur la terrasse dans le jardin.
Etrange, ce dîner dans ma pièce de musique. Nous sommes serrés les uns près des autres, et je suis plus bas que d’habitude, plus petit. A moi d’apprendre à grandir !
« Ca fait bizarre ! »  dis-je en mesurant combien je suis banal.
« Oui, mais c’est comme ça ce soir, on fera autrement demain », répond Florence.
Et le repas commence avec l’obligation pour mon épouse ou les garçons de remonter à l’étage chercher les plats, mais je suis heureux puisqu’ils sont près de moi. Ils acceptent mon handicap et m’aident à l’oublier un instant en bavardant comme dans l’autre vie, celle d’avant, lorsque je n’étais pas malade aussi visiblement.
J’en oublie que je suis assis sur une chaise trop basse, que mon dernier garçon me dépasse d’une tête (d’ailleurs personne n’a fait de remarque ; en d’autres temps on en aurait beaucoup ri). Pas un mot sur ma fourchette que je tiens de la main gauche qui hésite devant ma bouche, un rien maladroite, tremblante. Je me concentre sur ce geste anodin, parce qu’il va bien falloir que je m’y habitue. Ceux qui n’ont pas connu cette situation ne peuvent comprendre combien c’est difficile de devenir gaucher tout d’un coup. Mon bras droit reste immobile, je n’ose pas le bouger de peur de provoquer une catastrophe et de gâcher ce moment de complicité familiale. Je nous revois dans une situation aussi précaire l’an passé durant les énormes travaux pour transformer notre pavillon.
Après avoir tout cassé à l’étage et réalisé l’aménagement des combles, nous avons vécu durant un an dans la poussière et pendant six mois reclus tous les 6 au rez-de-chaussée. Nous mangions justement autours d’une petite table en bois, dans la buanderie qui est maintenant la pièce de Calypso.

Les garçons parlent de leur journée, ils plaisantent même, pour oublier sûrement qu’ils sont en compagnie d’un grand malade : leur père. Florence me jette de rapides regards inquiets. Je ne participe pas beaucoup aux conversations, conscient que tous cachent leur anxiété avec un surcroit de détails. Je pense au double concerto d’Haydn et aux concerts de cet été qui se feront sans moi. Tout à coup, je demande :
« Il reste combien de mois avant Timisoara ? »
Constantin compte sur ses doigts pour se donner une contenance.
« Un an et trois mois ! » dit Florence.
« C’est plus qu’il n’en faut pour aller sur la planète Mars et en revenir ! » observe Alexandre avec un petit sourire taquin.
Constantin se tourne vers son frère et lui fait un clin d’oeil complice.
Nicolas et Raphaël s’immobilisent, la fourchette dressée. Je discerne une lueur d’admiration dans leur regard. Comme cela me fait du bien ! J’ai tellement besoin d’eux et de leurs encouragements ! J’ai parlé ainsi par flagornerie, mais au fond je ne sais pas si je serai prêt. Je sais seulement que je ferai tout pour cela. J’ajoute :
« J’ai regardé la partition cet après midi, c’est une œuvre de jeunesse du petit frère du grand Joseph Haydn. C’est de la très belle musique typique de cette époque classique et de l’Ecole Mannheim mais ce n’est pas très compliqué ».
« Pas compliqué ? C’est toi qui le dis ! » rétorque Nicolas.
« Mais c’est quand même l’archet qui fait la musique ! » ajoute Raphaël.
« Tu as raison, je vais employer tout le temps qui reste à réveiller mon bras et mon coté droit. C’est une tête de mule, je le sais, mais en le forçant pendant un an et trois mois, il finira par céder ! »
Les garçons débarrassent, plient la table et montent ranger la vaisselle. Je retourne dans la chambre avec leur aide et Florence reste près de moi, silencieuse, assise sur le rebord du lit. Je mesure combien ma résurrection lui est indispensable, et que je la lui dois, même si je ne suis pas totalement responsable de ce qui m’arrive.
« Tu comprends, renoncer serait me renier. Je veux redevenir le musicien professionnel, l’altiste-peintre que j’ai été, faire mentir les médecins et ce neurologue qui a dit que le violon, c’était fini pour moi. Pour démontrer à ceux qui sont ou qui seront un jour dans le même cas qu’ils ont en eux des possibilités considérables et inconnues de la « science officielle », que la guérison est en eux s’ils savent aller la chercher ! »
Née dans un milieu anti clérical, Florence a découvert la foi et surtout l’église catholique après notre rencontre. Sa sensibilité lui indique avec beaucoup de finesse ce qui se cache derrière chaque chose. Elle sait que rien n’est dû au hasard dans ce monde et que ma maladie va avoir un sens, en dehors du sentiment d’injustice qu’elle suscite.
« La difficulté t’a toujours stimulé et je sais que tu réussiras ! »
Nous nous taisons, unis tous les deux par ce nouveau défi. Je la sais solide, et je n’ai pas le droit d’être faible. Mon destin dépend de moi, de ma volonté. Le chemin m’a été indiqué avec des tas de difficultés que je ne soupçonne pas encore, et je dois le suivre !
« Un malade se laisse enfermer dans sa maladie. Nous avons en nous tous les moyens de guérir les pires maux ! »
« C’est sûrement vrai dans certains cas », rectifie Florence, « mais souvent quand la maladie apparaît, c’est déjà trop tard ; elle a gagné et personne n’y peut rien ».

Florence remonte à l’étage où je l’entends bavarder avec les garçons puiselle redescend se coucher. Elle se fait toute petite dans son coin pour ne pas me déranger. Moi, allongé sur le dos, je ne bouge pas, je fais semblant de dormir. Je pense bien sûr aux nouveaux combats qui m’attendent. Ma femme a pris quelques jours de congé pour m’aider, je me demande si elle a eu raison. Je préfèrerais être seul…

Florence fait-elle semblant de dormir ? Encore un miracle, sa présence à côté de moi, dans ce lit, car rien ne nous destinait l’un à l’autre. Surtout pas ses origines. Sa mère, Chantal Martin Dauphin, ex Madame Michel Boncorps, aimait par dessus tout chanter et avait trouvé dans le bulletin municipal le numéro de téléphone de la chorale que je dirigeais à Sucy-en- Brie. Elle aimait les spectacles, danser, se faire remarquer surtout. Elle ne chantait que des chansons françaises avec la voix d’Edith Piaf, son idole à qui elle s’identifie complètement. Elle n’avait aucune pratique religieuse et ne s’intéressait pas vraiment à la musique sacrée ou classique.
Habillée telle une Betty Boop, elle est arrivée à l’église Saint Martin en mini jupe de cuir et bas noirs, perchée sur de hauts talons aiguilles. Elle s’est placée sans rien demander à personne à la première place des sopranos. Il fallait voir la tête de mon père à l’orgue et celle des choristes médusés. En plus, Chantal se targuait d’être divorcée deux fois et vivait dans l’appartement de son dernier ami qui venait malheureusement de mourir, dans une des rares cités de Sucy en Brie appelée « La Fosse Rouge ».
Florence Boncorps, sa fille unique, travaillait depuis ses 18 ans dans les assurances. Elle était baptisée mais n’avait reçu aucune éducation religieuse et avait eu une jeunesse avec des hauts et des bas, entre une mère originale et extravertie, acheteuse aux « Galeries Lafayette » à Paris et un père courageux, qui d’origine ouvrière avait réussi à gravir les échelons à EDF jusqu’à devenir ingénieur dans le nucléaire. Son père s’appelle aussi Michel et, chose incroyable, il est né un 28 avril ! Il était alors un ardent syndicaliste CGT influent. Michel et Chantal avaient divorcés lorsque Florence avait 12 ans. C’est dire que nous n’étions pas du même monde !
Chantal, après avoir tiré les cartes dans lesquelles elle aurait vu que j’étais noble et un mari idéal pour sa fille, invita Florence à venir l’écouter chanter à la chorale le 11 novembre 1990 pour la messe du souvenir avec l’harmonie municipale, les portes drapeaux des anciens combattants et les élus municipaux au grand complet. Apprenant que c’était une chorale « paroissiale », la jeune femme n’était pas très décidée, mais accepta pour faire plaisir à sa mère. Elle se mettrait dans un coin et se ferait oublier. Pas question de se lever pour suivre l’office !
Pourtant, elle monta à la tribune où se trouvait l’orgue tenu bénévolement pendant plus de vingt ans par mon père qui était aussi le président de l’Association. Je l’aperçus, la trouvai très jolie. Je crois même que j’osai lui faire un clin d’œil tout en dirigeant mes choristes.
A la fin de l’office, Florence, passionnée de photographie, proposa de revenir et de faire un reportage lors du prochain concert. Résultat : le 6 avril 1991, nous nous sommes mariés religieusement dans cette même église Saint Martin avec l’illustre Gaston Litaize à l’orgue et la chorale Saint Martin au grand complet après qu’elle ait fait sa première communion et juste avant de demander le sacrement de Confirmation en la Cathédrale Notre Dame de Paris !
C’est encore une raison de me battre ! Florence qui n’aurait jamais dû devenir ma femme est là, à côté de moi, preuve que Dieu nous destinait l’un à l’autre. Ma vie est ainsi faite ; à chaque fois que je risque de plonger dans l’abîme, une main secourable me retient. J’y vois celle de la Providence, libre aux autres de penser autrement.