📻 Radio'Paradise
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🔊 Volume : 100
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Le feu au cœur

La nuit commence à tomber. Personne n’est venu me voir. J’ai entendu les pas de Florence dans l’escalier, dans le couloir, mais elle n’a pas poussé la porte. Je la connais, et je sais qu’elle ne fait rien par hasard. Avec son habituelle bonne humeur, son goût pour la plaisanterie, elle ne perd jamais le sens des choses et sait aller à l’essentiel. Dans son travail, dans ses engagements politiques, paroissiaux, tous ses collaborateurs la respectent et louent son côté humain.
Enfin, la porte s’ouvre. Constantin entre, tout timide, en retenant ses pas, comme s’il bravait un interdit, un cahier à la main. Il ne mesure pas combien son intrusion dans la chambre du grabataire me fait du bien.
« Papa », fait-il en s’approchant et retenant sa voix, « j’ai appris ma chanson pour l’audition du conservatoire je peux te la chanter ? »
Il n’attend pas ma réponse. Il se lance et je mesure une fois de plus l’extraordinaire facilité de ce gamin. Ses capacités, tout comme pour ses trois grands frères, viennent-elles de nos ancêtres inconnus, de mon père, ce prince juif polonais ? De ma mère ? Constantin me fait le plus beau cadeau que je puisse espérer. Quand il a fini, il s’approche, dépose un baiser sur mon front et s’en va sans attendre mon commentaire.
Le premier, Constantin a osé franchir la porte de ma prison; ses frères arrivent à leur tour. Je les écoute, même si je pense en même temps à autre chose : le Double Concerto d’Haydn dont je repasse les différentes parties dans ma tête et les difficultés à surmonter. En pensée je tiens mon alto et trouve les bons doigtés avec ma main gauche. Mais la droite reste totalement inerte sur la couverture. Quand les garçons sont partis, Florence, qui voulait être seule avec moi, s’assoit sur le rebord du lit, et prend ma main vivante. Ses yeux rouges montrent qu’elle a encore pleuré.
« T’en fais pas, ça va aller ! »  dis-je. « Le concerto n’est pas trop difficile. Je sais que Mozart et le jeune Michael Haydn étaient très copains, qu’ils multipliaient les frasques. Ce double concerto a été écrit pour le plaisir de faire de la musique ensemble. Ils ont parcouru toutes les cours d’Europe. L’un et l’autre étaient interchangeables, maitrisant tous les deux aussi bien l’alto que l’orgue ! »
Elle sourit et presse ma main.

Une fois seul, je me force à essayer de bouger mon bras droit. Je viens de prendre conscience que je ne suis plus du tout capable d’écrire, ni de tenir le pinceau. Cette éventualité me terrorise car dès que je reste un peu de temps sans ouvrir mes soupapes de sécurité, mon sommeil se peuple d’horreurs, mes visions de sang, de pendaisons avec ce bruit sec des vertèbres du cou qui se brisent. Nicolas, petit, avait les mêmes obsessions que moi ! Mes quatre garçons ont chacun hérité de certaines de mes hantises.
Comme à mon habitude, je me mets à prier, et je reprends espoir. Une douce chaleur m’envahit parcourt mon corps et mon côté insensible semble quelque peu revivre. Dieu ne m’abandonnera jamais, j’en ai la certitude. L’ordre du monde, disait Spinoza est fait de telle sorte que notre petit entendement ne peut pas en comprendre l’harmonie. Il faut avoir confiance et ce qui nous parait injuste est une partie de l’ensemble dont la beauté nous échappe. Donc, pour affronter cette nouvelle épreuve, je dois garder ma confiance intacte, voilà le maître mot !
Alors, je m’applique à soulever le bras insensible. Je serre les dents en donnant l’ordre aux muscles de se contracter, mais ils refusent toujours d’obéir. Quelque chose ne fonctionne pas dans la transmission. Faire bouger la main me demande un effort considérable. J’ai l’impression d’être paralysé, condamné à rester ainsi allongé toute ma vie. Il me semble en effet que je bougeais plus facilement la main et le bras droit en arrivant, comme si mon cas s’était aggravé depuis.
La porte s’ouvre, Raphaël arrive avec son violoncelle. Je l’ai vaguement entendu tout à l’heure répéter dans sa chambre dont il avait soigneusement fermé la porte. Il sourit, tout fier de lui en approchant la chaise dans le couloir, en face de ma chambre.
« J’y arrive ! » fait-il sur un ton de triomphe.
Il positionne le violoncelle devant lui et commence à jouer une danse de la deuxième Suite de Bach. La musique m’envahit, si belle. De temps en temps, il lève les yeux sur moi, mais je n’ai pas la force de lui montrer un air ravi. Je sens mes yeux se mouiller. Il ne comprend pas que cette musique me place au bord d’un gouffre et que le moindre frôlement suffirait à m’y précipiter. C’est comme si je regardais le monde à travers une cage de verre.