La nuit commence à tomber. Personne n’est venu me voir. J’ai entendu les pas de Florence dans l’escalier, dans le couloir, mais elle n’a pas poussé la porte. Je la connais, et je sais qu’elle ne fait rien par hasard. Avec son habituelle bonne humeur, son goût pour la plaisanterie, elle ne perd jamais le sens des choses et sait aller à l’essentiel. Dans son travail, dans ses engagements politiques, paroissiaux, tous ses collaborateurs la respectent et louent son côté humain.
Enfin, la porte s’ouvre. Constantin entre, tout timide, en retenant ses pas, comme s’il bravait un interdit, un cahier à la main. Il ne mesure pas combien son intrusion dans la chambre du grabataire me fait du bien.
« Papa », fait-il en s’approchant et retenant sa voix, « j’ai appris ma chanson pour l’audition du conservatoire je peux te la chanter ? »
Il n’attend pas ma réponse. Il se lance et je mesure une fois de plus l’extraordinaire facilité de ce gamin. Ses capacités, tout comme pour ses trois grands frères, viennent-elles de nos ancêtres inconnus, de mon père, ce prince juif polonais ? De ma mère ? Constantin me fait le plus beau cadeau que je puisse espérer. Quand il a fini, il s’approche, dépose un baiser sur mon front et s’en va sans attendre mon commentaire.
Le premier, Constantin a osé franchir la porte de ma prison; ses frères arrivent à leur tour. Je les écoute, même si je pense en même temps à autre chose : le Double Concerto d’Haydn dont je repasse les différentes parties dans ma tête et les difficultés à surmonter. En pensée je tiens mon alto et trouve les bons doigtés avec ma main gauche. Mais la droite reste totalement inerte sur la couverture. Quand les garçons sont partis, Florence, qui voulait être seule avec moi, s’assoit sur le rebord du lit, et prend ma main vivante. Ses yeux rouges montrent qu’elle a encore pleuré.
« T’en fais pas, ça va aller ! » dis-je. « Le concerto n’est pas trop difficile. Je sais que Mozart et le jeune Michael Haydn étaient très copains, qu’ils multipliaient les frasques. Ce double concerto a été écrit pour le plaisir de faire de la musique ensemble. Ils ont parcouru toutes les cours d’Europe. L’un et l’autre étaient interchangeables, maitrisant tous les deux aussi bien l’alto que l’orgue ! »
Elle sourit et presse ma main.
- « Peut-être devrais-tu te faire aider », suggère-t-elle.
- « Non, je veux me battre seul. Les méthodes de rééducation classiques ne conviennent pas à un musicien ! »
- Elle laisse s’installer le silence entre nous. Chère Florence, comprends-tu que c’est aussi pour toi que je veux gagner seul mon combat ?
- « Je serai au rendez-vous de Timisoara. J’ai un peu plus d’un an pour retrouver l’usage de mon bras et de ma main droite. C’est très long. Et je saurai le concerto par cœur. La difficulté n’est pas là ! »
- « Ah bon ? « s’étonne-t-elle.
- « Oui, au temps de Mozart, on jouait avec des orgues de salon beaucoup moins puissants que les orgues actuels. Il faut que je travaille surtout le son de mon alto pour être bien audible et équilibré par rapport à l’orgue ! Ce sera cela la grosse difficulté pour moi et aussi, bien entendu, me tenir debout pendant tout le temps de l’exécution».
- Elle sort sans répondre.
Une fois seul, je me force à essayer de bouger mon bras droit. Je viens de prendre conscience que je ne suis plus du tout capable d’écrire, ni de tenir le pinceau. Cette éventualité me terrorise car dès que je reste un peu de temps sans ouvrir mes soupapes de sécurité, mon sommeil se peuple d’horreurs, mes visions de sang, de pendaisons avec ce bruit sec des vertèbres du cou qui se brisent. Nicolas, petit, avait les mêmes obsessions que moi ! Mes quatre garçons ont chacun hérité de certaines de mes hantises.
Comme à mon habitude, je me mets à prier, et je reprends espoir. Une douce chaleur m’envahit parcourt mon corps et mon côté insensible semble quelque peu revivre. Dieu ne m’abandonnera jamais, j’en ai la certitude. L’ordre du monde, disait Spinoza est fait de telle sorte que notre petit entendement ne peut pas en comprendre l’harmonie. Il faut avoir confiance et ce qui nous parait injuste est une partie de l’ensemble dont la beauté nous échappe. Donc, pour affronter cette nouvelle épreuve, je dois garder ma confiance intacte, voilà le maître mot !
Alors, je m’applique à soulever le bras insensible. Je serre les dents en donnant l’ordre aux muscles de se contracter, mais ils refusent toujours d’obéir. Quelque chose ne fonctionne pas dans la transmission. Faire bouger la main me demande un effort considérable. J’ai l’impression d’être paralysé, condamné à rester ainsi allongé toute ma vie. Il me semble en effet que je bougeais plus facilement la main et le bras droit en arrivant, comme si mon cas s’était aggravé depuis.
La porte s’ouvre, Raphaël arrive avec son violoncelle. Je l’ai vaguement entendu tout à l’heure répéter dans sa chambre dont il avait soigneusement fermé la porte. Il sourit, tout fier de lui en approchant la chaise dans le couloir, en face de ma chambre.
« J’y arrive ! » fait-il sur un ton de triomphe.
Il positionne le violoncelle devant lui et commence à jouer une danse de la deuxième Suite de Bach. La musique m’envahit, si belle. De temps en temps, il lève les yeux sur moi, mais je n’ai pas la force de lui montrer un air ravi. Je sens mes yeux se mouiller. Il ne comprend pas que cette musique me place au bord d’un gouffre et que le moindre frôlement suffirait à m’y précipiter. C’est comme si je regardais le monde à travers une cage de verre.
- « C’est vraiment très bien ! Mais attention, tu fais encore quelques fautes, tes croches pointées toujours un peu courtes, et cette reprise, tu l’attaques comme un cheval fougueux. Prends ton temps, le ton est serein, sans ombre, pense aux nuances ».
- Hier encore, nous jouions tous les deux, lui au violoncelle, moi à l’alto. Je le revois encore à quatre ans, lorsqu’il nous suppliait de pouvoir commencer à jouer de « l’Altocelle ! ». Avec lui ou Nicolas, nous aimions jouer et improviser. Comme on s’entendait bien, un seul regard et ils comprenaient que j’allais changer de ton. Notre numéro était tellement au point qu’on nous demandait souvent de jouer dans les repas de famille ou pour accompagner mes choristes lors de prestations et de concerts.
- Tout à coup, Raphaël s’arrête. Le silence suit la résonnance du violoncelle. Un silence infini. Celui d’un caveau. Non, je ne dois pas pleurer devant lui, je dois rester le père volontaire qu’il connaît. Toujours debout face à la tempête. Mais quelques larmes ont du rouler sur mes joues. Son désir de devenir thérapeute vient il de là ?
- Il sort sans un mot. Ferme la porte. Pourquoi ai-je failli craquer devant lui ! « Mon Dieu, vous n’avez pas voulu que je meure encore une fois. Je me plie à votre volonté. » Et son dessein, c’est certainement de faire de mes épreuves un exemple pour ceux qui souffrent.