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🔊 Volume : 100
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Telle une terre privée d’eau

Me serais-je surestimé ? On aurait pu demander une ambulance pour me ramener, je m’y suis opposé. Des infirmiers me reconduisent en chaise roulante jusqu’à la voiture de mon frère ; alors je mesure mon handicap, mais je ne veux rien montrer des craintes qui m’assaillent !

Quand nous arrivons devant le portail de notre maison à Sucy-en-Brie, mes garçons sont tous là, le long de la petite allée. Nicolas 19 ans, Raphaël 18 ans, Alexandre 17 ans et Constantin 15 ans s’approchent quasiment dans l’ordre de leur naissance, un peu anxieux mais si heureux de mon retour. Calypso, notre jeune chienne, se met à courir dans le jardin et à faire la folle. Florence ouvre la portière arrière. Benoit m’aide à sortir en prenant mille précautions.

Je suis incapable de m’extirper de la voiture, alors on me tire et on me maintient. Chacun s’active maladroitement, me soutenant de son mieux. Ce n’est pas simple de déplier mon grand corps d’un mètre quatre vingt huit. Je pose un pied sur le sol, celui qui « sent », puis je tente de bouger la jambe droite. Elle est lourde, et ne répond pas. Une bûche. Mon bras droit ne vaut guère mieux et ne sais pas dans quelle position il se trouve. On me l’aurait coupé, ce ne serait pas différent. Et pour réussir à me mettre debout avec une seule moitié du corps, il faut toute la force de Benoit aidé par Nicolas et Raphaël. Ils me soutiennent pendant qu’Alexandre et le jeune Constantin s’activent à leur tour pour participer à l’opération de sauvetage d’un père devenu incapable de se déplacer.
Je mesure les difficultés qui m’attendent. J’ai un instant de découragement. J’aurais peut-être dû aller en maison de rééducation au moins pendant quelques jours, histoire de retrouver mes sensations normales. Il ne fait pas très chaud pour un mois de juin, un peu de vent soulève une mèche des cheveux de Florence. Je croise son regard et j’y lis son désarroi mais je la sens comme toujours prête à tout pour moi. Un monde nous sépare pour l’instant, celui de mon handicap. C’est pour elle et pour nos quatre fils que j’ai voulu rentrer chez moi debout, comme je l’ai toujours fait.
Rien n’est aisé quand on a perdu le contrôle de son corps et tout contact avec la moitié de sa personne. Mon côté gauche doit assumer le fardeau du côté droit. Et là, aidé par mon frère et mes deux solides garçons je me tiens difficilement. Incapable d’avancer le pied droit, ils me portent littéralement. Pourtant, une voix intérieure, sûrement celle de la Providence me souffle que c’est un miracle si je suis vivant et que le reste suivra. Alors, je veux placer mon pied droit devant le gauche. L’ordre, la volonté part de tout mon être, mais ce maudit pied reste aussi insensible qu’un morceau de bois. Voilà votre père, mes garçons ! Je suis à votre charge !
Tout à coup, quand Benoit, qui me tient le plus solidement, fait un mouvement, je sens le sol se dérober sous mon unique pied vivant. Je veux me rattraper à son épaule, mais la main droite ne suit pas. Elle bouge, mais elle n’obéit pas à mes ordres et part devant comme pour refouler un agresseur. J’ai bousculé Raphaël avec une force qu’il n’attendait pas. Je m’excuse,  il me sourit : « T’en fais pas, on va bientôt refaire de la musique tous les deux ! » Raphaël est bon violoncelliste, et souvent, nous nous lançons dans des duos improvisés. La musique fait partie de notre vie et j’ai hâte de pouvoir rejouer, retrouver nos complicités, Nicolas au tuba, Alexandre au saxo ou au piano et Constantin à la flûte traversière ou lorsqu’il chante.
Je lève les yeux vers mes garçons et Florence qui se tiennent au milieu de l’allée comme pour m’indiquer le chemin. Son visage grave me cache ses pensées profondes. Croit-elle à ma résurrection ? Et mes quatre garçons, qui me soutiennent, mesurent-ils l’importance de mon handicap ? Je devine leurs pensées : « Le voilà ce père toujours par monts et par vaux, ce musicien toujours parti en cours ou pour une tournée ou des concerts, le peintre débordant d’inspiration, voilà l’indestructible, vaincu, minable, incapable de rentrer chez lui.» Je sens leurs gestes hésitants, la peur qui les empêche de prendre les bonnes initiatives. Le guide, le gardien de cette maison et de la famille n’est plus qu’un être vaincu incapable de s’asseoir, de se lever, d’aller seul aux toilettes !
Nous arrivons enfin à la porte d’entrée. Constantin craque, éclate en sanglots et court se cacher, fuit le triste spectacle du misérable à qui les AVC ont tout pris ! Mon frère tient bon. Je fais semblant de marcher en mettant en avant le pied valide, l’autre bouge d’une manière désordonnée, et me gêne beaucoup plus qu’il ne m’aide. Calypso piaffe de joie, saute sur moi au risque de me faire basculer lorsque je pénètre dans la maison. La joie de cet animal me touche énormément. Quand les autres seront sortis, quand je ferai mes premiers pas seul, ma chienne sera le premier témoin de ma renaissance
Florence esquisse un léger sourire. Elle me récupère, mais dans quel état ! Elle est si courageuse, si dévouée ! Je sais qu’elle m’aidera autant que possible, mais je doute que ce soit suffisant. D’ailleurs, je ne dois rien attendre de personne. Je suis seul en face de mon handicap ; la maladie n’accepte que les combats solitaires.
Constantin arrive, penaud, les yeux rouges, un peu honteux de s’être laissé aller à un moment de faiblesse. Je voudrais tant le rassurer et essuyer son visage. Ces larmes sont-elles un peu de ma faute? Si j’avais était plus prévenant avec moi-même, « plus à l’écoute » de mes fatigues et de mon corps qui n’avait pas manqué de m’avertir, si j’avais fait attention aux nombreuses alertes, aux conseils des médecins et de Florence, si j’avais moins travaillé, moins couru partout et tout le temps, peut-être que ces larmes n’auraient-elles pas coulé ?
Je vois enfin le couloir avec mes yeux flous de rescapé. Les carreaux formant un damier marron et jaune et la belle potiche en terre cuite sur la droite, juste à côté de la porte de notre chambre. A gauche de l’entrée, ma salle de musique. C’est dans cette pièce que je fais répéter mes garçons, que je joue moi même pour préparer mes concerts ou que j’improvise au piano, compose mes musiques et arrange les morceaux que l’on me commande ou selon mes inspirations. C’est aussi là que je peins. Les deux arts et la créativité m’ont toujours aidé à me canaliser et à échapper un peu aux démons de ma toute petite enfance qui rôdent encore en moi.
A cet instant, sur le palier, appuyé contre la cloison pendant que mes garçons reprennent leur souffle, je pense que ma vie a été faite d’incessants retours alors que j’ai le sentiment de n’être jamais parti. Et là, au moment où mon pied valide se pose sur le carrelage et que l’autre tape contre la marche sans trouver le moyen de l’escalader, je me questionne une fois de plus sur ma place sur terre, ma place ici, dans cette maison que nous venons tout juste de faire transformer selon mes plans dessinés avec l’aide de mon élève Nazzareno, qui hélas ne verra pas la fin des travaux.
Quelle va être désormais ma vie alors que j’échappe, une fois de plus, à la mort qui me guette depuis longtemps et n’a jamais pu me prendre ? C’était sûrement pour me protéger et me sauver qu’on m’emmenait dans une camionnette débâchée... Et ce jour, où mes parents m’avaient conduit à Saint Symphorien d’Ancelle, en Saône et Loire, pour me présenter à mes tout nouveaux grands parents maternels papi et mamie Mathieu… Curieux, comme toujours, j’avais grimpé en haut d’un grand escalier extérieur. Je me souviens parfaitement que, tout d’un coup, un vilain flash de mémoire m’a fait assimiler cet escalier à un autre issu des terreurs de ma petite enfance. Alors, j’ai été pris d’une telle panique que lorsque mon grand père, Papi Robert, m’a tendu les bras pour me récupérer, j’ai sauté dans le vide, me fracassant le dos, la nuque et la tête quelques deux mètres plus bas sur une terrasse en ciment. Inconscient, emmené en urgence à l’hôpital de Mâcon par mes tout nouveaux parents affolés qui craignaient le pire, le médecin d’urgence ne découvrit que des petites blessures sans conséquences. Complètement ébranlé, j’avais eu beaucoup de chance.

Nous voilà donc à la porte de ma pièce de travail. Je n’ose pas dire « mon bureau » même si j’y écris souvent, ni ma « salle de musique » puisque le chevalet à côté du piano indique que c’est aussi mon « atelier de peintre ». En somme, c’est « ma pièce à tout faire ». A côté du piano, sur mon petit bureau il y a un tas de partitions et un crayon posé dessus. Juste avant mon séjour à l’Hôpital Henri Mondor, je devais écrire des musiques pour des campagnes publicitaires d’un grand parfumeur français et pour des marques d’automobiles.
Comme beaucoup d’artistes, je m’impose ce genre de travail toujours bien payé et qui n’est pas aussi méprisable qu’on le dit souvent. Les contraintes sont nombreuses. Certains compositeurs les refusent parce qu’ils ne peuvent pas soi-disant exprimer leur talent, moi c’est le contraire car l’obligation d’entrer dans un cadre bien défini devient un exercice de style plein d’enseignements. Je jubile de devoir inscrire mon message dans un temps précis et avec un style demandé. La plupart des grands maîtres du passé que j’admire ont ainsi crée des chefs d’œuvre sur commande.
Le piano est ouvert. Ses touches blanches et noires me font des signes. Pourrai-je de nouveau jouer ? Même si mes parents faisaient passer l’école en priorité, j’ai exprimé tout jeune le désir profond d’apprendre à jouer du piano, du violon (celui que « Pépé Marcel de Metz » m’avait donné) puis de l’alto. Je suis aussi organiste lorsque j’accompagne mes choristes en répétitions et en concerts ou certaines messes. Par contre je ne compose jamais au piano mais « à la table », avec la musique dans ma tête. L’instrument qui me suit partout, c’est l’alto. Prolongement de ma personne, il est la voix de mon âme, il exprime ce que mes mots ne sauraient prononcer. Je suis « Altiste de vocation ». Depuis tout petit, dès l’âge de 4 ans, je reconnaissais sa sonorité chaude et si particulière dans tout enregistrement où lorsque je mimais le rôle du chef d’orchestre face aux deux grandes enceintes de papa. Quel bonheur d’être un instrumentiste qui façonne, qui crée entièrement la sonorité et les notes !
Ils sont là mes deux chers altos et tous les nombreux instruments de la maison, là où je les avais laissés avant de partir mercredi dernier pour mon voyage vers le néant. Ils dorment dans leurs lits de velours. Pourrais-je un jour les réveiller ? J’ai pu voir naître le plus récent dans l’atelier du luthier René Quenoil. A coté, son aîné, un superbe Caressa datant de 1901, m’accompagne depuis trente ans. « Pour lui, le violon, c’est bien fini ! » Cette phrase tourne dans mon esprit et je redoute que le médecin ait vu juste.
Les garçons m’aident à rentrer dans la chambre, en face de la pièce de musique. Florence, qui ne fait jamais rien au hasard, et moi même avons voulu que nos appartements soient au rez-de-chaussée dans un souci de bonne répartition de la maison.  Ainsi, la famille se retrouve à l’étage du milieu pour les repas, les moments devant la cheminée, pour prier, lire ou regarder la télévision, recevoir nos amis. Le deuxième étage est réservé au domaine des garçons.
Florence retrouve tout de suite son rôle de maîtresse de maison. Cadre dans les assurances, elle a l’habitude de prendre des décisions, de résoudre rapidement les difficultés qui surgissent au quotidien dans son travail de courtier. Pourtant, là, devant notre lit, elle semble désemparée. C’est toute une affaire pour m’allonger. Nicolas et Raphaël me tiennent par les épaules, Constantin, heureux de participer à l’opération de sauvetage, délace mes chaussures.
« Non, dis-je,  pas couché ».
Ils s’arrêtent tous, se tournent vers leur mère restée en retrait. Je ne lui laisse pas le temps de parler, redoutant qu’écoutant la voix de la raison, elle ne dise quelque chose qui ne me convienne pas :
« Assis, ce sera bien ».
Ils m’assoient adossé et retenu par deux oreillers. Ma femme s’assure que je suis bien calé, et toute la famille s’éloigne. Je vais me reposer un peu. Retrouver et savourer tous les bruits familiers.
Si le côté gauche répond parfaitement à mes ordres et a gardé tous ses réflexes, l’autre n’a plus aucune réaction. Il n’est qu’un tas de chiffons. Mou, il se dérobe et voilà que je roule sur le côté. La chance qui m’accompagne toujours, veut que mon corps se déplie pour m’éviter de tomber sur le parquet. Je peste ; Alexandre et Constantin se précipitent et me remettent dans ma position initiale. Je mesure que je suis incapable de faire ce qui est à la portée d’un nourrisson de sept ou huit mois. Je n’ose pas lever les yeux vers mes fils. Je regrette presque de ne pas être allé cacher ma déchéance dans une maison de rééducation. Je me serais retrouvé avec des bancales comme moi, certains plus amochés, et on aurait pu avoir des conversations d’éclopés, partager nos douleurs, nos handicaps, nos espérances. Refaire un avenir d’handicapés.

Florence est partie chercher d’autres coussins. Les garçons aidés par leur mère réussissent à m’assoir de nouveau et cette fois, je suis bien calé, comme une armoire aux pieds vermoulus. J’ai enfin une posture de vivant. Florence me demande :