Et me voici telle une terre privée d’eau,
Comm’ si j’étais encore abandonné, aride,
Comme écrasé par tous mes doutes je suppose,
Mon coeur est frissonnant et mes paupières clauses.
Sentiment d’inutilité, et d’impuissance,
Tout ce que je savourais avant en confiance,
Aujourd’hui me semble dénué de saveur.
Je me sais pourtant bien gourmand, explorateur.
Oui, toute mon enveloppe charnelle m’écrase,
Mes articulations et mes os, je suis naze.
Comment ne pas perdre l’amour de la passion ?
Je ne suis pourtant pas homme de démission !
Me serais-je surestimé ? On aurait pu demander une ambulance pour me ramener, je m’y suis opposé. Des infirmiers me reconduisent en chaise roulante jusqu’à la voiture de mon frère ; alors je mesure mon handicap, mais je ne veux rien montrer des craintes qui m’assaillent !
Quand nous arrivons devant le portail de notre maison à Sucy-en-Brie, mes garçons sont tous là, le long de la petite allée. Nicolas 19 ans, Raphaël 18 ans, Alexandre 17 ans et Constantin 15 ans s’approchent quasiment dans l’ordre de leur naissance, un peu anxieux mais si heureux de mon retour. Calypso, notre jeune chienne, se met à courir dans le jardin et à faire la folle. Florence ouvre la portière arrière. Benoit m’aide à sortir en prenant mille précautions.
- « Il va falloir donner un coup de main » dit ma femme en regardant Nicolas et Raphaël.
Je suis incapable de m’extirper de la voiture, alors on me tire et on me maintient. Chacun s’active maladroitement, me soutenant de son mieux. Ce n’est pas simple de déplier mon grand corps d’un mètre quatre vingt huit. Je pose un pied sur le sol, celui qui « sent », puis je tente de bouger la jambe droite. Elle est lourde, et ne répond pas. Une bûche. Mon bras droit ne vaut guère mieux et ne sais pas dans quelle position il se trouve. On me l’aurait coupé, ce ne serait pas différent. Et pour réussir à me mettre debout avec une seule moitié du corps, il faut toute la force de Benoit aidé par Nicolas et Raphaël. Ils me soutiennent pendant qu’Alexandre et le jeune Constantin s’activent à leur tour pour participer à l’opération de sauvetage d’un père devenu incapable de se déplacer.
Je mesure les difficultés qui m’attendent. J’ai un instant de découragement. J’aurais peut-être dû aller en maison de rééducation au moins pendant quelques jours, histoire de retrouver mes sensations normales. Il ne fait pas très chaud pour un mois de juin, un peu de vent soulève une mèche des cheveux de Florence. Je croise son regard et j’y lis son désarroi mais je la sens comme toujours prête à tout pour moi. Un monde nous sépare pour l’instant, celui de mon handicap. C’est pour elle et pour nos quatre fils que j’ai voulu rentrer chez moi debout, comme je l’ai toujours fait.
Rien n’est aisé quand on a perdu le contrôle de son corps et tout contact avec la moitié de sa personne. Mon côté gauche doit assumer le fardeau du côté droit. Et là, aidé par mon frère et mes deux solides garçons je me tiens difficilement. Incapable d’avancer le pied droit, ils me portent littéralement. Pourtant, une voix intérieure, sûrement celle de la Providence me souffle que c’est un miracle si je suis vivant et que le reste suivra. Alors, je veux placer mon pied droit devant le gauche. L’ordre, la volonté part de tout mon être, mais ce maudit pied reste aussi insensible qu’un morceau de bois. Voilà votre père, mes garçons ! Je suis à votre charge !
Ceci est un extrait du livre «La mort attendra» écrit par Michel Hilger et Gilbert Bordes. Des informations sur le livre sont disponibles ici.