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Méandres de l’existence

« Non, non ! Ce n’est pas fini ! Je veux vivre et continuer à faire de la musique, continuer à peindre, à être moi-même, vous m’entendez, tous ? » Depuis mon arrivée aux urgences, les blouses blanches bavardent devant moi sans aucune précaution. Et j’entends tout.
J’apprends ainsi que je viens de faire un deuxième AVC et qu’une hémorragie cérébrale est à l’origine d’une hémiplégie. Je ne sais pas ce que cela veut dire exactement. Le neurologue ne connaissant pas mon dossier constate stupéfait à l’IRM que ce n’est pas ma première attaque cérébrale du genre. Mon « coup de fatigue » à Angoulême était déjà un premier accident vasculaire cérébral.
Ma tension particulièrement élevée depuis mon adolescence a épaissi mes veines et certaines de mes artères sont devenues très fragiles en de nombreux endroits. Les médecins découvrent des taches blanches au cerveau et aux reins et des anévrismes en formation à soigner. En fait, depuis plusieurs années, je vis en constant danger de mort.
Dans le sarcophage qu’est l’appareil réalisant mon IRM cérébrale, je ne peux toujours pas parler, mais j’ai la conviction pourtant que mes prières ont été exaucées ! J’ai également l’impression d’être lucide. Mon cerveau, privé de communiquer avec l’extérieur est quand même d’une rare clarté. Et si près de la mort d’après « l’état des lieux » dressé par les neurologues, il me ramène aux trois premières années de mon existence et aux « mystères »  qui les entourent.

Chaumont ? Langres ! Est-ce bien ce nom qui revient sans cesse dans mon esprit ? Est-ce bien une cour de caserne devant moi ? Cette grande étendue ou des hommes en rang font l’exercice ? Je suis comme un fugitif errant et perdu. La réalité de tout cela passe parfois devant ma conscience à la vitesse de l’éclair, je veux la saisir et elle m’échappe.
Non, encore une fois je ne suis pas mort, mais ma vie ne tient qu’à un fil. J’en ai la certitude, comme si depuis midi, je dérapais sur un sol glissant, vers un gouffre dont je n’aperçois pas le fond. Je m’accroche, toutes griffes dehors comme un chat sur une vitre, mais la descente se poursuit.
Mon corps me lâche pour de bon, mon cœur bat si fort la chamade et si vite que j’ai mal à la poitrine. Je vais éclater, me transformer en chair informe. J’ai la conviction que mon âme se détache de mon corps. Paradoxalement, j’ai l’impression, de flotter aussi légèrement qu’un duvet. Bizarres sensations : le corps qui s’abandonne, l’esprit qui s’élève, comme s’il se détournait du désastre et de cette parcelle de vie que je ne saurais définir, semblable à une flamme sur un tison prête à s’éteindre. Je m’entends hurler : « Seigneur, permets que je continue ma vie sur terre encore un peu ! » Et curieusement lucide, je me dis que cette prière n’a pas de sens. La volonté de Dieu reste souveraine. Pour un Chrétien, la mort n’est pas une fin mais un passage vers la Vie.
A l’issue de l’IRM, des scanners et autres examens, plusieurs médecins continuent de procéder à un état des lieux énumérant sans aucune précaution particulière, la liste de tous les handicaps que je présente, notamment la paralysie de tout le côté droit. Je ne peux pas vraiment réagir ni surtout leur répondre mais je les entends. Au moment ultime, je suis enfin capable de faire de petits signes puis des oui ou des non d’un minuscule mouvement de la tête. Je sens, par le côté gauche, que plusieurs infirmiers très costauds me soulèvent le pied, puis le corps, et me font enfiler des bas de contention blancs, des bas de danseur !
Combien de temps s’est-il passé ? Quelques minutes ? Des heures ? Je n’en sais rien. Pourtant, j’ai la certitude que je ne mourrai pas encore cette fois ! L’épreuve est rude, mais je la surmonterai comme toutes les autres auparavant.
L’hypertension est bien à l’origine de mes AVC. Je prends conscience que tout comme mes excès et dérèglements neurovégétatifs, cette maladie chronique m’a sûrement été léguée par mes géniteurs, mes véritables parents. Mais qui sont-ils ? Le saurai-je un jour ?
Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais cherché à connaître « mes origines ». Je ne voulais surtout pas peiner ni contrarier mes chers parents adoptifs, Denise et Claude Hilger, et leur sœur de cœur devenue ma marraine, Michelle Pocholle, dit « Manet ». A chaque fois que j’avais voulu aborder cette question, tous trois m’ont toujours répondu tristement :

Je veux cesser d’avoir encore si souvent des réactions d’enfant, de telles paniques devant certains films qui laissent tous les autres si indifférents. Je dois éradiquer ce qui m’empêche de vivre pleinement « le présent ». Bannir tout ce qui pollue mon existence et par ricochets la vie de famille.
Depuis mon adoption, une certitude s’est faite en moi : je suis issu d’un grand amour qui a tourné au tragique. Pourquoi cette pensée ? Je ne saurais le dire. J’ai la preuve aujourd’hui que le « numéro 220666 » a bel et bien été arraché de l’horreur dès ses premières années a été pris en charge à un moment donné par l’armée française. Oui, chose incroyable, c’est bien « La Grande Muette » » qui m’a confié à la DASS de 1967 à 1969. Mais pourquoi ? Où étais-je avant ? Depuis le 28 Avril 1966 ? Je n’en garde que de vagues souvenirs qui s’expriment dans mes cauchemars. Assurément tous mes flashs traumatiques expliquent mes insomnies. Et cette camionnette qui s’échappe dans la nuit ? Je suis dedans, avec des inconnus qui me cachent. De la bâche ouverte vient une horrible odeur d’essence brûlée. Je suis terrifié et angoissé.

Florence vient de sortir de ma chambre, je suis toujours aux soins intensifs avec des machines qui surveillent en permanence mon corps et en indiquent l’état par des lumières clignotantes. J’entends des bips incessants, je ne peux plus parler, mais je sais que je ne vais pas mourir. Cette conviction remplit mon esprit alors que je sombre dans sommeil profond, probablement provoqué par les médecins. Je suis tellement agité par moment qu’on m’attache aux barreaux du lit. On a du m’administrer par piqure un calmant. On m’a même fait une ponction lombaire dont je n’ai aucun souvenir ! Je reste ainsi attaché durant 3 jours et 3 nuits.

Quand je reviens à moi, Florence est là qui me sourit et me tient la main. Le contact de ses doigts me remet au centre de moi-même, dans le monde qui est devenu le mien depuis mon deuxième AVC, celui de l’inaction, de la maladie, de la dépendance aux autres. Je suis encore sur cette terre, mais coupé en deux ! Je vois si mal. J’essaie de lever un bras en direction de mon épouse, mais le bras reste lourd et insensible sur le drap. L’heure des comptes approche. Je n’arrive pas à parler beaucoup. Florence m’assure que tout va bien aller. Elle se lève détache sa main de la mienne et se dirige vers la porte. Au moment de rejoindre l’infirmière qui l’invite à ne pas me fatiguer, elle se tourne une dernière fois et je vois des larmes dans ses yeux. Je n’oublierai jamais ce regard brillant. Pour Florence, pour mes garçons, je dois me relever, faire un pied de nez à la maladie. C’est une épreuve certes un peu plus lourde que les autres, mais j’en sortirai victorieux. Mes prénoms choisis par mes parents ne sont-ils pas «Michel» comme l’Archange et «Vincent», tous deux symboles de «victoire» ?
La porte se ferme. Je reste un moment perdu, conscient de mon immense détresse et des efforts qui m’attendent, mais céder serait renier ma foi.

Plusieurs jours passent. Par moments, je me réveille, hurlant, comme terrifié par le démon. J’ai des hallucinations mystiques. Je sens des serpents courir sur moi. Petit à petit, je retrouve mes esprits, et je peux parler avec le personnel soignant qui se relaie jours et nuits à mes côtés.
C’est grâce à lui que j’ai appris quelque chose d’extrêmement curieux : les infirmières présentes pendant mes phases plus ou moins comateuses ou très agitées m’ont dit que je ne cessais de délirer, de chanter, de parler de la Vierge Marie, de Dieu et parfois dans une langue que l’une d’elle a reconnu comme étant de l’hébreux ou du Yiddish.
Ou serait ce le parlé en langue ?
Cela n’a fait que renforcer la certitude ancrée en moi, que je suis «slave» avec des d’origines juives. Depuis ma nomination dès l’âge de 19 ans comme altiste au « Consistoire israélite de Paris » (à la suite à ma rencontre lors d’une répétition où je participais la création de « l’Oratorio Saint François d’Assise » d’Olivier Messiaen à L’Opéra de paris avec Maurice Benhamou), j’ai pu constater la facilité avec laquelle je me suis familiarisé avec les rites, et surtout avec les modes de la musique juive si particulières et caractéristiques. Mais il parait aussi qu’à mon arrivée à trois ans chez mes parents, je parlais une langue incompréhensible. Était-ce du Polonais ? « Une langue à coucher dehors » disait mon Papi Robert. En tout cas il était très difficile de me comprendre et je parlais très mal le français.

Au bout de cinq jours, on m’a installé dans une autre chambre médicalisée individuelle assez agréable avec une grande fenêtre qui donne sur le Ciel, sur la vie. Enfin, je peux suivre du regard les nuages qui courent dans l’air bleuté. Ce soir, je verrai les étoiles et peut-être la lune !
Je peux enfin mieux parler à Florence et la rassurer lorsqu’elle passe me voir en fin de journée, après son travail à la Défense. Pourtant, mes douleurs sont toujours intenses, j’ai toujours mal à la tête et des tiraillements irradient ma chair. Mon cœur me fait atrocement mal. Je pense beaucoup à mes parents, à mon frère Benoît, à mon filleul Paul et m’étonne qu’ils ne soient pas venus me voir. Je saurai plus tard que Florence s’y est opposée pour ne pas me fatiguer. Maman est quand même passée furtivement et m’a fait une caresse sur la main. Je pense aussi à mes tous élèves, mes collègues, mes choristes et à mes entreprises. Ne vous en faites pas, bientôt je serai de retour à la maison !
Autour de moi, on parle plutôt d’établissement spécialisé pour les hémiplégiques ou les grands accidentés de la route. Cela ne me plait pas du tout. Un peu comme le lièvre poursuivi par les chasseurs revient toujours à sa tanière, je n’ai qu’une hâte : retrouver mon cadre de vie, ma musique et mes pinceaux, reprendre ma vie habituelle que je me suis forgée.

Je me persuade que je vais de mieux en mieux chaque jour, malgré les maux et douleurs persistantes, mais je ne m’en sors pas sans dégâts. Tout le côté droit de mon corps ne m’obéit plus du tout ! Une pensée m’obsède : « Comment vais-je pouvoir tenir l’archet ? Comment vais-je jouer du piano ou de l’orgue à l’église? » Cela m’inquiète. Je n’en parle à personne, surtout pas à Florence qui, à son tour, me cache ses propres angoisses. Elle me connaît et redoute que je n’accepte mon état d’handicapé. Rassure-toi, Florence, je ne vais pas sombrer dans la déprime. Je vais me battre sans relâche. Enfin, j’ai un adversaire à la taille de ma volonté et je lui rendrai coup pour coup !
Au bout du cinquième jour, un des neurologues qui m’avait pris en charge à mon arrivée, entre dans ma chambre. J’ai reconnu sa voix puis son pas et sa manière d’ouvrir vivement la porte. Les infirmières et tout le staff l’accompagnent. Ce n’est pas à proprement parler un pète sec, je trouve que son autorité est naturelle malgré son jeune âge. Il parle très peu, se contente de l’essentiel.
Il s’avance jusqu’à la fenêtre, fait volte face et me dit :
« Vous revenez de loin ! Pour moi, vous êtes un miraculé ! Et ce n’est pas dans mon habitude d’employer ce terme ! »
Me parle-t-il ainsi parce qu’on lui aurait dit que j’ai déliré en hébreux ?
« L’insensibilité du côté droit est effective. Probablement sans retour à la normale. Vous pourrez faire un peu de progrès, mais il ne faut plus compter jouer de la musique, j’en suis désolé ! »
Je proteste, montrant une énergie qui étonne le médecin, même s’il reste impassible entre les infirmières et deux internes.

Le lendemain, mon frère Benoît et mon épouse viennent me rechercher pour me ramener à la maison. Mais une très longue épreuve commence.