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Le monde tourne

L’été se passe. Les jours diminuent ; le matin, il fait plus frais. L’automne arrive avec sa lumière jaune, ses herbes sèches sur le bord des routes. Il ne pleut pas encore, c’est une chance. Je poursuis mon entrainement quotidien. Réveil à 6 heures, réappropriation difficile de mon corps courbaturé à gauche et comme mort du coté droit. Je monte les escaliers. Après avoir réussi à vider la machine à laver la vaisselle, je prépare le petit déjeuner. Si je me sens bien, je conduis les enfants à leurs écoles et ma femme à la gare du RER. Après ma marche du matin et une heure de piano je me mets à l’alto.
Au début du mois de novembre, l’inauguration a enfin lieu à « l’Académie des Arts » de Thiais. Les cours reprennent. Jusqu’au dernier moment, j’ai redouté un orage violent ou un problème physique qui m’auraient empêché d’aller au travail avec ma voiture. Je ne sais pas pourquoi, mais la crainte que quelque chose pourrait contrarier mon projet m’a tenu en alerte une partie de la nuit. J’épiais les bruits, cherchant le tonnerre dans ce qui n’était que grondements d’avions et au fond de moi les prémices d’un gros malaise qui m’empêcherait d’aller travailler. La météo avait prévu de l’orage, mais ce matin le ciel est clair et je vais très bien. Merci Seigneur !
J’ai réorganisé mon agenda et je me suis arrangé avec la directrice pour n’avoir cours que l’après midi, ce qui me laisse encore toutes les matinées pour ma rééducation. Florence a prévu de m’accompagner. Elle ira avec sa voiture devant moi. Nous partons vers treize heures. Je la suis. Il n’y a pas grand monde à cette heure du déjeuner, mais ma vue me gêne encore. Je conduis donc lentement. Nous nous arrivons sans la moindre difficulté à Thiais où les élèves me font une ovation. Le « miraculé » est de retour et leurs congratulations me touchent beaucoup.

Je reprends mes cours dans ma salle à l’étage. J’ai pris la canne de Manou par sécurité surtout pour pouvoir monter les escaliers peu commodes. Une fois dans cette pièce que je fréquente depuis vingt cinq ans, ma maladie semble s’atténuer ; mon corps paraît plus alerte, plus vif. Je ne sens toujours pas mon côté droit, mais il me parait plus solidaire et je commence à m’habituer à ses manquements. Et une nouvelle rencontre va me permettre de progresser encore plus rapidement et d’effacer en partie les séquelles de ma maladie.
Alice est d’origine vietnamienne. Ses deux filles Elise et Noémie fréquentent mes cours depuis le début de l’année scolaire. J’entretiens avec elle des relations très cordiales. Toujours pleine d’attention avec moi et s’intéressant beaucoup à ma carrière, elle m’apporte souvent des fruits exotiques, des nougats. A la fin du cours, toute heureuse de me revoir, elle vient me parler :
« Je crois, Michel, que je peux vous aider ».
Je m’étonne. Je lui explique mon travail de chaque jour pour retrouver ma vie et mon niveau de musicien. Elle sourit.
« Si vous êtes d’accord, cela ne vous coûtera rien d’essayer ! »
Elle m’invite chez elle après mes cours, ce que j’accepte sans hésiter. Quelque chose me dit en effet que cette jeune femme possède un savoir qui m’est totalement étranger, des techniques inconnues, qui souvent, réussissent fort bien malgré la défiance de la « médecine officielle ». Et puis j’ai toujours été intéressé et attiré par ce qui sort de l’ordinaire et des certitudes des grands spécialistes occidentaux.
Après mon après midi de cours, j’arrive donc dans son lotissement, je me gare devant son pavillon. Je sors complètement moulu de ma voiture que je trouve vraiment bien basse. Alice sort un livre et une trousse pleine de petits instruments étranges. Elle se place debout devant moi, qui suis assis sur une chaise, et commence à me masser le visage sans discontinuer avec un de ses outils muni d’une pointe. Le front, les arêtes du nez, le pli entre le dessous de la bouche et le menton. On dirait des instruments de tortures en miniature. Après vingt minutes elle me demande de m’allonger sur un canapé et elle continue ses actions thérapeutiques parfois vraiment douloureuses mais toujours pour mon bien.
Elle caresse mon visage et pique les points qui correspondent à mes maux. Elle examine de temps en temps son livre pour ne rien oublier. Son examen se poursuit avec une espèce de cigare qu’elle allume. Une très bonne odeur remplie la pièce. Une fois bien incandescent, Alice me demande de fermer les yeux pour ne pas voir ce qu’elle va faire. Alors, elle approche le feu très près, vraiment très près de mon bras et de ma main droite et, à sa grande surprise, elle constate que je ne sens vraiment rien du tout.
« Je cherche vos circuits énergétiques ! m’explique-t-elle. Tant que les membres ne sont pas coupés, on peut les réveiller ! »
Alice connaît son affaire ; elle se forme en permanence à Paris auprès d’un maître tous les deuxièmes dimanches de chaque mois. Elle découvre un réel souci au cœur et aux reins aggravé par mon hypertension. Quelques mois plus tard, les examens à l’hôpital Georges Pompidou, puis ceux pratiqués sur moi par le docteur Serban Mihailéanu confirmeront que j’ai « un shunt cardiaque, » un « foramen ovale » (ou FOP) de naissance ou congénital jamais décelé auparavant.
Avec Alice, je commence alors une série de séances hebdomadaires pour restimuler mon côté droit, mon bras et principalement la main. Le principe est de réveiller par trois fois chaque point stimulé d’abord à gauche puis à droite avec des petits outils en métal hérissés de pointes ou d’aiguilles comme des bogues de châtaigne. Enfin, elle s’applique à stimuler les différents endroits sélectionnés avec cette sorte de gros cigare incandescent. C’est très impressionnant, et assez pénible pour moi qui suis hypersensible. Au bout de quelques semaines par l’addition quotidienne de toutes ces techniques associées à la rééducation que je m’étais imposée, je constate que ma main, puis mon côté droit, retrouvent un peu de sensation. L’archet est de mieux en mieux guidé sur les cordes de mon alto.

Et depuis je poursuis des séances régulières chez mon amie Alice (toujours gratuitement), je suis ses conseils que j’ai additionnés à mes rites habituels. Mes journées commencent d’une manière invariable : levé à six heures, et ce n’est pas une mince affaire pour m’asseoir sur le lit avec un horrible mal de dos, je dois réveiller mon côté droit ankylosé. Bancal, les membres agités de tremblements je fais mes premiers pas dans la chambre. C’est à ce moment que mon mal de tête se réveille. Dans le couloir et l’escalier, je relance un peu mon corps insensible par une action « mécanique ». Pour chaque geste, même le plus le plus anodin, je dois me concentrer énormément en essayant de le contrôler. Je force le côté droit insensible à imiter le gauche. Je dois penser à tout, estimer les distances entre la main droite et le muret de l’escalier, la pression des doigts ou de la main. Une fois monté à l’étage, j’ouvre les volets puis je me dirige en titubant vers la cuisine. Je commence par réveiller le bras et la main droite en les passant sous l’eau très chaude puis, je me pique avec les outils stimulants d’Alice. J’arrive alors à vider plus rapidement le lave vaisselle en prenant mille précautions, en réfléchissant bien concentré avant de prendre un verre ou une assiette et de les ranger à leur place. Je dois évaluer les distances, ce qui n’empêche pas les casses encore fréquentes et admises. Ensuite, je prépare le petit déjeuner. La famille arrive, Florence en premier, puis les garçons. Une fois redescendu, je stimule à la façon d’Alice aux endroits que je connais maintenant puis je frotte avec une grosse roulette à pointes noires mon côté droit du pied jusqu’au bout des doigts et même sur le visage durant un bon quart d’heure. J’ai dans ma voiture une série de ces outils pour continuer à me stimuler.
Quand tout le monde est parti, je prends la voiture pour aller faire les courses à l’ouverture des magasins afin de ne pas avoir à rester debout trop longtemps. De retour, je me mets au piano, et enfin, quand la machine est chaude, je peux jouer de l’alto. Une heure et demie au minimum est nécessaire chaque matin pour relancer ma machine. Si j’ai une répétition le matin je dois me lever encore plus tôt pour être « opérationnel » et jouer « comme si de rien n’était ». C’est ainsi, qu’avec l’aide d’Alice, j’ai pu mettre au point un programme quotidien qui me permet de vivre à peu près comme tout le monde.
En apparence seulement, je ne parle jamais de mes maux de tête, des tremblements qui m’agitent parfois et de ma vue qui se trouble souvent au point de ne voir que des ombres fugaces. Est-ce dû à ma tension qui reste toujours beaucoup trop élevée malgré un traitement de cheval basé sur 5 molécules ?

Reprendre mes cours m’a fait un bien immense. « Ma vie » a recommencé là où elle s’était arrêtée. Devant mes élèves, je ne peux pas rester à l’écoute de mon corps comme je le fais à la maison et les progrès sont sensibles. Je joue de nouveau de l’alto et je sais que je serai prêt pour le festival de Timisoara. Je réapprends chaque jour à me servir de mon corps et de mon archet.
Cinq ans après, je me sers toujours des boules à pointes, les appliquant et les faisant rouler à différents endroits, puis sur mes membres. Avec tous les instruments de torture destinés aux massages vietnamiens, j’augmente la réactivité de mes muscles et je retrouve un jeu aussi précis que possible malgré mon état.
Mais il faut savoir que rien n’est définitivement gagné. Je dois me battre chaque jour contre la maladie qui n’attend qu’une faiblesse de ma part pour reprendre le dessus. Ce combat pour être « comme tout le monde » (ou presque) me demande des efforts considérables, mais je les accepte, considérant que beaucoup n’ont pas ma chance.