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Au suprême

Au bout d’un mois, j’ai retrouvé une partie de ma mobilité et presque toutes mes habitudes. Nous nous rendons en Bretagne comme prévu. Marcher les pieds dans l’eau de la mer, profiter du bon air vivifiant me régénère. Je recommence à conduire sans oublier mon entrainement quotidien aux petits gestes qui conditionnent ma reconstruction. J’arrive à tirer un son correct de mes deux altos. Souvent, Raphaël me donne la réplique au violoncelle ou, au piano, puis Nicolas au tuba. J’accompagne de nouveau très correctement Constantin quand il chante ou joue de la flûte traversière. Je commence à jouer le concerto d’Haydn en mesurant mes coups d’archet et guidant à l’oreille mon bras et main droite qui ne sentent toujours rien, mais se sont assagis. Je peux désormais jouer des morceaux plus exigeants, et cela me procure une telle joie que je pourrais passer des journées entières à répéter les mêmes gestes, les mêmes phrases musicales.
Je travaille surtout les cadences du concerto de Michael Haydn que j’ai fait envoyer à Felician pour qu’il les découvre. Ce très beau morceau n’a pratiquement jamais été rejoué depuis la mort de Mozart. Tellement meurtri par la disparition de son complice et ami, son frère maçon, Michael, l’a rangé dans un placard. Je recommence repeindre. Mon ami Dominique Aubert me commande une œuvre pour décorer le clavecin qu’il vient tout juste d’acquérir, ce qui arrive à point. Oui on peut dire que j’ai repris le cours de ma vie ! Suivra toute une série de toiles, de poèmes.
Le début de l’été 2011 est magnifique. Je prends enfin le temps de respirer, de lire. Je fais ce que je m’interdisais, considérant que je n’avais pas de temps à perdre. Profiter du bon air du matin, admirer les couchers de soleil, je découvre les charmes de l’oisiveté. Je savoure la vie comme elle vient, avec le sentiment d’être encore un privilégié.
Florence et moi, faisons des promenades de plus en plus longues dans notre petite ville ; nous profitons du temps libre pour découvrir les trésors de la région parisienne, autant de belles églises, de sites merveilleux et de petits villages où il fait si bon vivre. Ce tourisme de proximité m’apporte beaucoup de réconfort.
Mes parents ne sont pas parisiens. Les deux jeunes lorrains se sont mariés en pleine froidure historique le 25 janvier 1958. Claude Hilger et Denise Mathieu sont montés à Paris, après la réussite de papa au concours du « Crédit Foncier de France » pour être nommé « Directeur de Cabinet du Gouverneur ». C’est dans cet établissement où papa avait un bureau de ministre, rue Cambon, qu’il a fait la connaissance de Michelle Pocholle, venue de Picardie et qu’il se lia très vite d’amitié avec maman. Manet a beaucoup aidé mes parents pendant les dures épreuves de santé qu’ils ont traversées et qui ont abouti à mon adoption. Ma future maman était à «l’Hôtel Dieu» à l’agonie, ayant reçue les derniers sacrements suite à une grossesse extra utérine, et mon futur papa, passait au même moment sur le billard, pour subir une intervention chirurgicale très risquée et extrêmement compliquée, suite à une inflammation des glandes salivaires. Mon frère et moi sommes donc venus combler leurs prières et désir énorme et inassouvi d’enfant qui a duré onze ans.
Après mon arrivée tant attendue dans la famille Hilger, notre médecin de l’époque, le très compétent et sémillant docteur Lephay leur avait recommandé pour moi un cadre calme entouré de verdure. Et que n’auraient-ils pas fait pour le jeune Michel Vincent, l’ex Eric n° 232666 de la Dass, aux cheveux slaves très blonds, au système nerveux fragile et de surcroit en grande carence en fer découverte à la suite de ma chute invraisemblable sur la tête. Je devais faire une prise de sang toutes les semaines. J’avais le droit à un pain au chocolat ou un croissant.
Nous habitions en appartement au 7ème Etage en bord de Marne Quai Fernand Saguet, à Maisons Alfort. Mes parents décidèrent donc en 1971 d’acheter un terrain pour y faire construire un grand pavillon. Pour y arriver, ils s’étaient associés avec Manet qu’ils considéraient déjà comme leur « sœur de cœur» et dont ils partageaient les valeurs. Depuis, nous vivons à Sucy en Brie, à quelques vingt kilomètres de Paris, un environnement provincial favorable à ma reconstruction.

Fin juin, j’ai pu réussir à assister avec bonheur aux différents concerts du « Festival de Musiques Franco-Américaines » dont j’ai participé à la fondation en 2004 avec mon ami le pianiste d’origine américaine Alan Gampel. J’y suis très attaché. La première édition s’est déroulée l’été suivant avec un concert hommage à Georges Gershwin, accompagné par l’orchestre des « Concerts Pasdeloup » dans lequel je jouais. Nous avions retenu comme date le dernier weekend du mois de juin, pour fêter l’été avant les départs en vacances. Cette importante manifestation au « Parc de l’Europe »" bénéficie d’un grand cadre de verdure à quelques kilomètres seulement de Paris.
Le succès a été au rendez-vous dès la première édition et nous avons poursuivi en programmant des vedettes, mais également des artistes locaux et même des élèves de l’Académie des Arts. Notre force est de pouvoir donner, en plein air, des spectacles dignes des plus grandes scènes internationales, à des prix très bas et même gratuitement pour les enfants jusqu’à quinze ans, pour les étudiants et les chômeurs. Le développement du Festival a toujours été régulier et croissant. Alan et le maire de Thiais Monsieur Richard Dell’Agnola m’ont demandé d’être le président de l’association organisatrice « Les Amis-Thiais Franco-Américaines », puis le Directeur Artistique. Ils avaient constaté que j’avais pas mal d’expérience en la matière, et surtout de très bons contacts dans le monde des arts, de la musique classique, de la publicité et du cinéma. Ainsi, avec tout l’appui de la Direction Générale, des élus et de tous les services municipaux, nous avons pu faire venir à Thiais  « l’Orchestre de la Garde Républicaine », Michel Legrand, Claude Bolling, le « Golden Gate Quartet » (que je connais depuis mon engagement avec « Le Quintette de France » par les « Croisières Musicales Paquet » sous la direction de Mistal Rostropovtich), Julia Migenes, Sylvie Vartan, Dee Dee Bridgewater, « Les tambours du Bronx », « Gospel pour 100 voix » et bien d’autres…

J’attends avec une certaine impatience le mois de novembre pour reprendre mes cours de dessin, peinture et sculpture. Désormais, je peux conduire ma voiture et je projette de m’entraîner sur le parcours de Thiais une ou deux semaines avant la rentrée. L’Académie des Arts me manque. J’en suis un peu à l’origine également. Elle est née d’une rencontre avec le député maire de l’époque Richard Dell’Agnola, à la demande du directeur du Conservatoire Municipal de Musique Jean François Gassot. En effet après m’avoir recruté en tant que professeur de formation musicale et d’Alto, le directeur du conservatoire de musique d’alors a découvert par la lecture de mon CV ma polyvalence de peintre et de musicien.
Le maire désireux de développer la culture de sa ville s’est montré fort intéressé et quelques temps plus tard, je recevais une lettre me demandant de faire une proposition pédagogique, alliant mes cours de dessin, peinture et sculpture aux ateliers de patchwork, d’initiation au cinéma, de musique, d’art dramatique et de danse. Le nom même « Académie des Arts » était  justifié et l’établissement voyait concrètement le jour. Aujourd’hui, elle permet de préparer toutes les options artistiques du baccalauréat et d’y suivre des cours hebdomadaires pour classes de collège à horaires aménagés. Depuis plus de vingt six ans, plus de 600 élèves s’y sont inscrits et j’ai à en mener personnellement 120 chaque année à la réussite en leur organisant une belle exposition annuelle très attendue et appréciée.
En attendant, je suis galvanisé et réapprends à conduire ma voiture. J’ai toujours ce flou devant les yeux, une vue qui tremble. Je m’y suis habitué même si avant mon AVC, je voyais avec un peu plus de netteté. Pour l’instant, seul au volant, je ne m’éloigne pas de Sucy-en Brie, et par prudence, j’évite encore les grands axes.
Mon plan est mûrement réfléchi. Je prendrai la direction de Thiais par les petites routes. Ne sentant pas ma main droite, j’ai beaucoup de difficultés à passer les vitesses sans fixer mon attention sur le levier et les pignons craquent souvent, mais là aussi, je fais des progrès en décomposant le geste qui consiste à pousser vers l’avant ou l’arrière tout en maintenant ou pas la pression vers la droite. J’opère « à l’oreille » exactement comme pour mon archet. Une boite automatique me simplifierait la tache, mais je la refuse pour me stimuler le plus possible et éviter ainsi les ankyloses qui ressurgissent dès que mes membres sont inactifs. Je m’entraine aussi à faire des créneaux. Mais ce n’est pas simple et cela me prend beaucoup de temps. Je m’applique, je concentre toute mon attention sur les gestes de la main droite et les exercices répétés de conduite développent mon agilité en musique et vice versa.

Chaque matin, avant et après la messe de 8h30, je fais une promenade d’une heure et je travaille ma musique en commençant par le piano. Le chemin est encore très long pour arriver à retrouver mon niveau d’avant l’AVC. Les rapides progrès durant les trois premières semaines m’avaient masqué l’importance de la tâche. J’ai toujours beaucoup de mal à exprimer les nuances, à donner vie à ma musique et c’est pourtant ce que le public attend de moi. Ce dosage ne provient pas d’une pensée ordinaire, d’un ordre simple ; seul un accord entre le corps et l’esprit peut les produire. Je n’y suis pas encore. Je m’accroche, je répète cent fois les mêmes exercices à l’alto, je bute sur l’incapacité de réaliser un bon pianissimo, un staccato et toutes ces figures compliquées qui demandent une bonne tenue de l’archet. C’est un peu mieux au piano : les doigts en contact direct avec la touche sont plus souples, plus légers. Je m’obstine à travailler malgré les douleurs à la tête, à la nuque, au dos et au bras gauche. Le côté droit est souvent si lourd que je ne peux plus tenir l’archet sans l’écraser contre les cordes.
Mais je sais que j’y arriverai ! J’ai toujours su faire mentir tous ceux qui doutaient de moi. Elève, mon professeur me disait que je n’étais pas fait pour l’alto et que je n’atteindrai jamais un niveau professionnel. Mon propre père estimait que je n’avais pas assez de connaissances en contrepoint et en harmonie. Ma mère, malgré mes bonnes notes, redoutait que je ne sache pas jamais assez bien mes leçons. Plus tard, au conservatoire pendant mes études supérieures, un autre professeur doutera de mes capacités et pourtant, je ne baisserai jamais les bras et réussirai toujours mes examens. Seule Françoise Gervais, mon professeur d’analyse musicale et de solfège spécialisé, assistante d’Olivier Messiaen, m’a beaucoup soutenu. Elle me recevait souvent chez elle et j’en garde un si bon souvenir !
Tout se passe en moi comme si, au dernier moment, aux instants fatidiques et particulièrement compliqués, en pleine attaque cérébrale par exemple, je réussissais à mobiliser une énergie et une concentration encore plus exceptionnellement qu’en temps ordinaire. Quand j’ai eu l’intention de passer le Concours d’Entrée de « la Garde Républicaine », tout le monde se serait moqué de moi et m’’aurait dit « Tu n’as pas le niveau ! »  L’orchestre de la Garde Républicaine rassemble l’élite des musiciens. Moi-même, je me disais que j’avais placé la barre très haut. Je pouvais encore renoncer, mais j’aurais toujours regretté de ne pas être allé au bout de mes tous rêves et de mes projets ambitieux. Alors, je travaillais seul les morceaux du programme et mon instrument à longueur de journée, je fignolais les moindres détails.
J’ai l’inconscience des gens qui croient qu’avec la foi, la volonté et le travail assidu, tout est possible. C’est ainsi que je suis allé à mes concours, à tous mes examens, avec une grosse boule au ventre, tout tremblant, mais soutenu par une détermination totale. Au moment de jouer devant le jury très impressionnant de musiciens titulaires, sous la surveillance de gendarmes en habits d’officiers, j’ai pensé, je ne saurais dire pourquoi, à la camionnette qui fuyait dans la nuit, m’emmenant, terrifié, vers un but que j’ignore. Ma victoire serait un hommage à ces inconnus qui avaient sûrement pris de gros risques pour me sauver la vie et une reconnaissance à mes parents. J’ai demandé à Dieu, comme à chaque fois que j’ai un défi, de ne pas m’abandonner. Je suis alors entré dans le salon de musique et j’ai tout donné durant toute la série d’épreuves qui a duré toute la journée!
Ensuite, je suis rentré à Sucy par le RER sans regret. En arrivant, la bonne surprise m’attendait : un capitaine avait téléphoné à mes parents pour leur annoncer que j’étais admis. Ainsi, ai-je pu faire mon « Service Militaire » dans le très prestigieux « Orchestre de la Garde Républicaine », ce dont je suis fier.
Ces réussites improbables issues de mon passé m’encouragent. Je manie l’archet, je le fais aller et venir dans l’espace, sans toucher les cordes, uniquement pour éduquer mon poignet et mon bras. Je répète des centaines de fois les mêmes gestes, les mêmes passages, ou traits rébarbatifs. Et ça commence à payer.

Et chaque matin, je vais donc à la messe à 8h30. Je m’y rends toujours à pieds par tous les temps. Je peux désormais marcher sans trop souffrir et cette promenade me ravigote. Les oiseaux chantent, les gens se rendent à leur travail. J’ai le sentiment de retrouver ma vie ordinaire. Mes douleurs de tête qui ne cessent de me faire souffrir jours et nuits, s’apaisent. Ce déplacement matinal a un effet thérapeutique indéniable qui n’est pas seulement dû à ma foi.
A la fin du mois d’octobre, comme il n’y a pas grand monde sur les routes de la région, j’annonce à Florence que je vais aller à Thiais avec ma voiture. Elle me propose de m’accompagner.
« Et surtout sois prudent. Pense aux enfants ! Et aux gens sur la route !»
« Mais oui t’inquiète pas ! »
J’ai gardé cette phrase à l’esprit et quand je monte en voiture, je joins les mains et je prie un instant. Cela peut sembler ridicule pour quelqu’un qui n’a pas la foi, pourtant, ce moment de recueillement ou de méditation est très important pour « éveiller l’esprit » et être prêt à agir dignement, dans le respect des autres et surtout pour toujours bien réagir. Le principe : faire le vide en soi, éloigner toutes pensées discursives pour libérer l’énergie au service de l’acte à accomplir. Mon métier de musicien m’a appris qu’avant un concert, je dois sortir de moi-même, devenir cet autre qui vit en moi et ne pense qu’à la musique. Ce comportement propre aux sportifs cherchant une performance peut être appliqué à la vie de tous les jours et à des « actes ordinaires ». La maladie a toujours tendance à nous éloigner de notre but, à ériger des barrières. En nous replaçant tout de suite dans l’esprit de quelqu’un de valide, plutôt que de laisser le handicap s’installer, celui-ci devient plus facile à vaincre. Je me répète, mais cela me semble essentiel. Notre corps et notre cerveau ont bien des possibilités que nous ne soupçonnons pas assez. Il suffit de les remettre en œuvre pour avancer très vite là où les plus grands spécialistes ne voient aucune chance. La méditation permet en premier d’oublier qu’on est malade, donc de franchir une frontière bien gardée.