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Comme Mérimée

Le lendemain, dimanche, en me rendant à l’église, je constate que ma manière de bouger est plus aisée que d’habitude, mes pas plus assurés et j’ai l’impression de ne pas me fatiguer. Me voilà regonflé à bloc ! Il fait bon après l’orage de la nuit. Le soleil est revenu et les feuilles des arbres encore mouillées scintillent à la lumière éclatante du matin.
A midi, mes parents nous ont invité à déjeuner. Nous nous y rendons en voiture même si l’envie d’y aller à pied ne trotte dans la tête. Pourtant, je ne veux pas trop en faire car je sais ce qu’il en coûte. C’est à la fin du repas que j’annonce :

Les jours suivants, je fixe toute mon attention sur la précision de mes gestes. Le piano est l’instrument indispensable pour cela. Je commence à travailler l’alto avec quelques petits bonheurs : ce matin, j’ai réussi à frotter les cordes les unes après les autres en les séparant bien, exactement comme j’ai dû l’apprendre à mes tous débuts. Mon bras droit reste insensible et ne répond pas toujours ; c’est enrageant, car ma tête n’a rien oublié et donne des ordres justes. J’ai beau vouloir anticiper et penser fortement au moment d’exécuter un geste précis, le membre exagère l’ordre ou reste immobile. C’est très désagréable cette sensation de ne pas être le maître de son corps.
Cet après midi, une autre idée me trotte dans la tête. Il fait très beau. Pas d’orage à l’horizon : je viens de consulter la météo, exactement comme un navigateur solitaire avant d’affronter la haute mer. Je me décide donc, car je souhaite bien tenter cette expérience tout seul, sans être vu, surveillé ou suivi. Comme pour s’inscrire à un concours ou pour créer une société, c’est un défi que je me lance à moi-même mais je ne veux pas pour autant devenir un danger public pour les autres. Me voilà prêt. Ma chienne a compris et frétille de la queue près de la porte. J’hésite un instant, mon trousseau de clefs à la main, puis j’ouvre la porte. Ce petit geste de rien a pour moi une grande signification, celle de la liberté retrouvée !
Je monte assez facilement la petite côte qui conduit au portail. Je l’ouvre. Le battant émet son grincement habituel qui me fait du bien. Calypso tire trop sur la laisse et je dois la gronder parce qu’elle risque de me déséquilibrer. C’est fait, me voilà sur le trottoir pas très large à cet endroit, mais suffisant. La pente est assez forte et je dois traverser la rue pour rejoindre le Sentier du Bûcher, une sente étroite entre deux murs. Je fais quelques pas avec la jubilation d’un enfant qui désobéit à son prof en étudiant le cours du lendemain. Je croise mon voisin, qui s’étonne de me voir aussi alerte. Nous bavardons un peu mais Calypso tire sur la laisse et j’ai du mal à la retenir. Je traverse la rue et part dans le chemin bien encadré par ses deux barrières distantes de moins de deux mètres. Là, je m’en donne à cœur joie. J’essaye même de forcer le pas. Toute contente, ma chienne marche devant, la queue en panache tel un éclaireur. Désormais, le jardin sera trop petit pour moi. Comme la chèvre de M. Seguin, je ne me contenterai plus de mon enclos, mais gare au loup !

Le soir, je ne dis rien de mon escapade. Personne ne doit se faire du souci pour moi. Je souhaite retrouver le plus vite possible mes activités antérieures, avant tout pour ma famille, pour mes quatre garçons. Le lendemain, je fais un petit écart à mes habitudes. D’ordinaire la matinée entière est occupée à ma rééducation, à jouer inlassablement des gammes au piano, à tenter de produire un son acceptable à l’alto. Mais ce matin, j’ai un objectif autrement important. J’attends que tout le monde soit parti pour me lancer dans l’aventure qui me trotte dans la tête depuis déjà pas mal de temps. C’est osé, je l’avoue, un peu comme Christophe Colomb partant pour les Indes et trouvant la barrière d’une terre inconnue, ou comme l’illustre compositeur tchèque et altiste Anton Dvorak que j’apprécie tant, partant avec ses enfants à New York !
Le beau temps est bien accroché. C’est parfait pour moi ! Me voilà parti. Je sens que ma jambe gourde fonctionne mieux que ces jours derniers, mais je dois me méfier, j’ai parfois cette impression de grand progrès et le lendemain, il n’en reste souvent plus rien. Pourtant, ce matin, je marche assez allègrement, sur ce trottoir que j’ai parcouru des centaines de fois. Je croise des gens du quartier qui me saluent, puis poursuivent leur chemin et moi le mien.
La pensée de reprendre mes cours à l’Académie des Arts de Thiais pose un certain nombre de problèmes que je vais devoir résoudre pendant le reste de l’été. Je préfère m’y prendre assez tôt, même si tout mon entourage me dit que c’est prématuré.
Première étape : aller seul à la messe. L’aller jusqu’à l’église se passe très bien. Le temps ne me dure pas. Je regarde autour de moi, les maisons, les jardinets comme si c’était la première fois que je passais à cet endroit. L’épreuve des AVC m’a-t-elle donné des yeux neufs, capables de discerner des détails qui m’avaient échappés ? Je n’avais jamais vu ce prunier avec cette branche qui avance au-dessus de l’allée et la belle mangeoire à oiseaux en forme de maisonnette entre les feuilles.
Me voilà à l’église. Je m’arrête un instant sur la place, je regarde autour de moi, cet environnement habituel depuis 1972, année où nous nous sommes installés à Suçy-en-Brie. Il n’a pas changé et pourtant je le redécouvre ce matin tout comme l’incroyable beauté de l’église romane qui vient d’être restaurée. Je pense à ceux qui ont construit ces murs. Je leur ressemble. Ils étaient malades, eux aussi, et ne bénéficiaient pas de la médecine moderne. Ils mouraient en pleine force de l’âge, souvent sans avoir pris le temps de vivre.
Je rentre. Il flotte dans l’air cette odeur particulière d’office de la semaine, si différente de celle du dimanche. Je m’assois sur les premières chaises en bas du chœur. La joie du croyant m’envahit. Ce bonheur d’être là me transporte dans un univers de félicité et d’espérance. L’avenir est encore devant moi.
Le curé Dominique, Katy la sacristine et sa fille, s’étonnent de me voir là. Concentré sur ma méditation, je ne me suis pas aperçu de leur présence. Dominique s’approche de moi, et me dit tout doucement :

L’après midi, je vais beaucoup mieux. Les douleurs de mes muscles sont moins vives et j’en profite pour sortir le chien. Il fait moins chaud que ces jours derniers après l’averse orageuse du matin. C’est une chance. Par contre, ma vue trouble m’inquiète. Mon dernier AVC n’aurait-il pas dégradé une fonction essentielle dans mon cerveau ?
Après des contrôles je vais apprendre chez mon orthoptiste que 80% des capacités de mon œil droit ont disparues.
Une fois devant la porte, je comprends que la sortie à l’église a laissé quelques séquelles. A l’intérieur, sans bouger, je me sentais complètement requinqué, mais une fois dans l’allée, je retrouve mes douleurs. Et ces lancements dans le dos qui m’empêchent presque d’avancer. La chienne m’attend au portail en remuant la queue. Je ne peux pas la priver de sa promenade, alors j’y vais.
Le plus dur c’est de monter la petite côte avant le sentier du Bûcher. Ensuite, je marche avec assez de facilité. Calypso est devant, la truffe au sol, flairant probablement quelques chats ou un autre chien. Au bout d’une demi heure, fatigué, mais content, je décide de rentrer.

Je pense au concerto d’Haydn et au début du deuxième thème que je dois jouer avec précision tout en détachant légèrement les notes, juste assez pour donner l’impression d’un récitatif, mais en évitant les lourdeurs. Ce soir j’aurai terminé d’écrire les cadences, ces parties que les solistes jouent seuls, petite démonstration de virtuosité. Je redoute d’avoir écrit une musique trop difficile pour moi.
J’ai toujours l’intention de reprendre mes cours. Que ce soit ceux à « l’Académie des Arts » ou sur Rosny-sous-Bois ainsi que mes accords de piano. J’ai encore trois mois d’entrainement, mais je dois pouvoir conduire ma voiture, et avec le pied droit qui ne sait pas doser ses impulsions, comment accélérer et surtout freiner correctement ? Cela me tourne dans la tête depuis plusieurs jours et cette nuit, je crois avoir trouvé une solution ! Mais pour commencer l’entrainement, je veux être seul.
Dès que la maison est vide, je positionne la balance plate de la salle de bain légèrement inclinée devant mes pieds. Assis en face, je pousse avec mon pied droit en dosant l’effort. Les premiers essais ne sont pas concluants, mais je constate rapidement que mon pied obéit mieux que ma main. Encore quelques séances je serai prêt à conduire ma voiture !
Le lendemain, je n’ai plus mal aux muscles. Reste cette vue trouble, et le mal de tête, mais je commence à m’habituer. De toute façon je suis la proie des excès dus à mes syndromes méningés depuis ma naissance. Je poursuis donc inlassablement mes exercices d’alto et je constate aussi que les progrès arrivent.
Au bout de quelques jours, sachant dorénavant bien doser la pression du pied en béton sur la balance de la salle de bain, je me crois assez fort pour affronter la réalité. Je m’installe au volant de ma voiture garée dans la rue, j’actionne la pédale de frein et celle de l’accélérateur. Il me semble que je pourrais conduire, mais je n’ai pas envie de me lancer encore dans la circulation. Je démarre le moteur et comme il n’y a pas de voiture ni devant ni derrière, j’avance d’une dizaine de mètres en concentrant toute mon attention sur l’accélérateur et le frein. Le moteur hoquette, mais j’y arrive. Ensuite, je repère une marque sur le bord du trottoir et, en marche arrière, je décide de m’y arrêter. Coup de frein brutal, mais c’est réussi.
Je mesurerai plus tard l’inconscience d’une telle tentative et je ne saurais que la déconseiller à qui serait tenté, comme moi, de brûler les étapes.

Ces petits succès me rendent si enthousiaste que mon corps mobilise toujours plus d’énergie pour retrouver ses anciennes fonctions. Ainsi, le lendemain, en accord avec Florence, je me lève le premier et je tente de nouveau de vider notre lave vaisselle et préparer le petit déjeuner. Pour moi, c’est aussi important que jouer le concerto d’Haydn. Je crois qu’un malade cesse de penser à sa maladie quand il a repris ses habitudes antérieures et que le remettre dans les conditions d’avant son AVC contribuent grandement à sa guérison. Ce qu’il faut éviter à mon sens, c’est de rester en retrait de la vie, de se replier sur ses maux en attendant que la guérison vienne d’elle même ou avec une assistance extérieure. C’est sûrement la clé que chacun d’entre nous possède, et sans laquelle, aucun moyen de rééducation, aussi sophistiqué soit-il, peut être efficace. La guérison est en nous, mais il faut aller la chercher.
Donc, ce petit matin, après m’être dérouillé, je monte à l’étage et je commence à vider le lave-vaisselle sans oublier le désastre de la première tentative. Je prends mes précautions et je réussis à peu près. Je casse un verre qui m’échappe, mais dans l’évier cette fois et ça ne fait presque pas de bruit. Je retiens à la volée une assiette, mais j’atteins mon objectif, et me voilà heureux. Une fois les portes du placard refermées, je m’accorde le temps de savourer ma victoire : je suis capable d’accomplir les petites corvées du quotidien, cela signifie que je reprends ma place parmi les gens valides et le reste suivra.
En avant pour préparer le petit déjeuner ! Je dispose les bols sur la table. Il ne me reste plus qu’à brancher le grille-pain, sortir la confiture, le lait que chacun chauffe au micro onde. Florence arrive, rayonnante. Je la serre dans mes bras : cette victoire est aussi la sienne. Elle a su être présente quand il le fallait, et aussi se mettre en retrait, quand j’avais besoin de rester seul. Elle n’a pas eu l’attitude trop fréquente qui part d’un bon sentiment, mais qui reste déplorable : se substituer au malade, lui éviter le moindre effort, le confiner dans un repos forcé.

Quand tout le monde est parti, je repasse à la «phase secrète» de ma progression. Le ciel est clair, il fait déjà chaud. Après toutes les phases habituelles de ma rééducation matinale, je regagne ma voiture. Hélas, un autre véhicule m’empêche de manœuvrer comme la veille. Je peux reculer de quelques mètres et je me dis que je vais m’entrainer à faire un créneau, ce qui m’oblige à sortir dans la voie de circulation. Sans trop réfléchir, je m’y aventure et comme je me sens très bien, je décide d’aller jusqu’au bout de la rue. Je pourrais, le cas échéant, revenir en marche arrière. Je roule en première, en effleurant l’accélérateur, car je redoute que mon pied appuie un peu trop sur la petite pédale. Mais tout se passe bien, ce qui me donne de l’audace. Je m’arrête au stop, personne en vue, je tourne à gauche avec l’intention de revenir par une rue parallèle. Mon pied, guidé par mon oreille qui entend les accélérations du moteur, répond assez bien à mes sollicitations, au point que je décide de passer la seconde. Au moment de tourner à droite, le récalcitrant pèse de toutes ses forces sur la pédale de frein et la voiture pile. Un véhicule pressé doit piler. Il me dépasse son conducteur rouspétant par la fenêtre. Ouf ! Je redémarre et poursuis ma route. Et miracle, je reviens à mon point de départ, je me gare sans trop de difficultés malgré une forte douleur à la tête et dans la nuque. Probablement une brusque remontée de la tension artérielle ! Mais cette fois, c’est certain, je reprendrai mes cours en novembre, et les répétitions des chorales !