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Une symbiose

C’est l’été, bientôt les vacances. Voilà un mois et demi que je suis rentré de l’hôpital. J’ai fait beaucoup de progrès mais je n’ose pas aller me promener seul en ville.
Ce matin, je décide d’aller faire un petit tour dehors, avant de me lancer dans mes séries d’exercices au piano. Je sors dans le jardin. Calypso gambade autour de moi. Il ne pleut pas, le fond de l’air est frais.
C’est décidé, après les camps scouts des garçons nous partirons nous reposer dans la maison dénichée par Benoit et Stéphanie en Bretagne à coté de Dinard où, il y a quelques années déjà, j’ai participé au « Festival de Piano ». Au tout début de mon mariage, nous y avions donné mes amis musiciens et moi, la première interprétation des concerti pour piano de Frédéric Chopin en version de musique de chambre, c’est à dire piano et quintette à cordes. J’en avais réalisé les adaptations.
Je me mets au piano. Ce matin, j’ai la pêche. J’ai bien progressé. La rééducation méthodique et artisanale « à la Michel » porte ses fruits. C’est vrai que j’ai la chance inouïe d’être musicien, et surtout violoniste depuis l’âge de 5 ans puis pianiste et altiste. Désormais il ne me reste plus qu’à continuer sans relâche tout mon programme orchestré pour continuer à rétablir patiemment tous les liens du cerveau aux muscles de mon bras et de mes doigts. Ce sera sûrement encore long, mais ma motivation est telle que je ne recule pas devant les heures passées à répéter les mêmes exercices fastidieux. J’ai un but, une belle perspective motivante et c’est sûrement ce qui manque aux pauvres malheureux que l’on regroupe dans des maisons dites de rééducation. Le travail qu’ils y font est sûrement très bon, mais je suis certain que l’essentiel est avant tout de mobiliser avec passion l’énergie nécessaire pour progresser. Sinon on risque de s’installer dans un statut de malade, d’assisté, ce qui est la pire prison au monde. Pour moi, réussir « à ma manière » était une question vitale. Même si j’aime mes rôles de directeur artistique et d’entrepreneur créatif (Je fais partie du Mouvement des Entrepreneurs Dirigeants Chrétiens) je ne peux pas m’imaginer vivant autrement qu’en jouant sur scène et en peignant. C’est cette force qui m’a toujours portée avec le soutien de ma Foi que je nourrie également au quotidien.
Exercices au piano toute la matinée, avec une progression que j’ai imaginée également durant mes heures d’insomnie. Ma main droite fonctionne mieux et mes doigts moins désordonnés arrivent de nouveau à enfoncer les touches avec de précision. Bientôt je vais pouvoir de nouveau accompagner mes fils, mes élèves et les choristes. Comme avant ! Je n’ai pas d’autres solutions.

J’ai recontacté mon kiné. Pierre Richard Decroix était inquiet, s’étonnant de ne pas avoir de mes nouvelles depuis quelques temps. Il passe me voir le lendemain et me trouve en plein travail au piano. Il reste un moment dans la porte, écoute mes gammes et sourit.

Je constate que ma rééducation est un travail à plein temps et que trente cinq heures par semaine ne suffisent pas. Moi, j’ai la foi, la certitude que Dieu m’a imposé cette épreuve pour que je puisse aller plus loin dans la réalisation de ma personne, et ma vocation d’artiste m’indique que j’ai encore beaucoup à donner, beaucoup de musique à écrire, de tableaux à peindre. Mes actions ont toujours été entièrement tournées vers les autres.
Je me demande si je n’ai pas été un peu présomptueux avec le kiné. Quel ressort peut inciter les malades à relever la tête, à défier la maladie et la somnolence meurtrière qui l’accompagne ? Je la ressens souvent cette envie de laisser tomber, de prendre le temps comme il vient. J’ai en moi les deux influences, celle qui me pousse à me battre, et l’autre, qui me souffle que mes efforts seront vains et qu’il vaut mieux profiter encore du temps sans me faire mal. Accepter son état et le reconnaître, cela peut être une forme de sagesse, mais aussi un renoncement.
Je pense beaucoup à la Roumanie. Répéter et monter avec l’orchestre prestigieux et le professeur Felician Rosca les 3 mouvements du « Double Concerto pour Alto et Orgue » de Michael Haydn et les cadences que je suis en train d’écrire n’est pas une mince affaire. Pourrai-je rester assez longtemps debout pour jouer ? Aurai-je le niveau qui était le mien, pour retrouver ma place dans mes quintettes et les formations instrumentales où je jouais ? Car il ne s’agit plus de gestes simples répétés inlassablement et finalement faciles, la véritable musique se situe au-delà de ces automatismes, dans la délicatesse d’un mouvement décrivant un état fugitif et impossible à retraduire, dans l’intonation donnée. Et c’est le rôle de l’archet sur un instrument à cordes. Je suis encore loin de combiner correctement la pression des doigts sur la baguette, l’impulsion du bras et sa position dans l’espace pour jouer des doubles cordes. Je retrouverai sûrement l’essentiel de la mobilité, mais ce qui est au-delà de cet essentiel a tellement d’importance ! Ne serait-ce pas la pire des punitions que d’atteindre un certain niveau et de ne pas pouvoir le dépasser, entrevoyant ce que j’ai à dire sans pouvoir l’exprimer ? Finalement que mon accident soit arrivé au mois de mai n’est pas mauvais. L’été finissant m’a incité à bouger. On progresse mieux, légèrement vêtu et au soleil.
Et puis, j’ai pris une grande décision. Je n’en parle à personne même si cela fait plusieurs jours que j’y pense. Il est temps pour moi de retrouver toute ma place dans la famille déjà et dès que possible de recoller à mes anciennes habitudes. Ce matin je me lève le premier à six heures, comme je le faisais avant l’AVC. Florence sursaute et me demande :
« Tu ne vas pas bien ? Que se passe-t-il pour que tu te lèves aussi tôt ? »
« C’est justement parce que je vais très bien que je me lève ».
Elle n’insiste pas, se tourne et me laisse me débrouiller seul avec mon corps rouillé. Je ne suis pas très discret, mais tant pis. Je réussis à me mettre debout et sortir de la chambre. Désormais, la canne est proscrite à l’intérieur. Je fais plusieurs allers retours dans le couloir en concentrant mon attention sur les mouvements de ma jambe droite. C’est toujours assez difficile de lui redonner vie. Quand elle est à peu près décongestionnée, je me lance à l’assaut de l’escalier. Il ne faudrait pas que ma belle initiative se termine par une chute bruyante ! Je réussis assez facilement jusqu’au tournant à mi hauteur. Là, un faux geste et je perds l’équilibre, mais j’ai de la chance : la main droite d’ordinaire si gourde s’agrippe à la rampe et évite la catastrophe. Je repars en me concentrant sur chacun de mes gestes.
J’arrive au pallier, ce n’est pas grand chose, mais une petite victoire encourageante. Je redoutais de me lancer ainsi, pour mon premier exercice de la journée dans ce qui m’avait causé pas mal de souci quelques semaines auparavant. Maintenant, au travail. J’ouvre le lave-vaisselle. Je vais le vider et préparer le petit déjeuner pour toute la famille. Je commence par les assiettes du bas, considérant qu’elles sont plus solides que les verres. Une par une, ne soyons pas trop exigeant ! Je prends la première de la main gauche, je me tourne pour la ranger dans le placard, et pour cela, je dois faire pivoter le poids de mon corps sur la jambe droite. Je trébuche, l’assiette se fracasse au sol avec un bruit que Florence a sûrement entendu. Ca commence mal ! Nouvel essai en prenant l’assiette de la main droite, celle qui est encore très maladroite. C’est pire : mes doigts se resserrent sur la faïence puis, sans raison, s’ouvrent alors que je me tourne vers le placard. Nouveau bruit infernal. Florence arrive.
« Tu ne vas quand même pas casser toute la vaisselle ! »
Calypso arrive Ă  son tour en remuant la queue, et marche sur les morceaux de porcelaine.
« Elle va se blesser ! » râle florence.
Penaud, je regarde mon épouse, comme un enfant pris en faute. J’ai surestimé mes capacités, pourtant, je recommencerai, en cachette puisque je n’ai plus la liberté des grandes personnes. Je vais chercher le balai, mais en me voyant aussi maladroit, Florence me le reprend des mains.
Les garçons arrivent et hésitent entre la plaisanterie et la compassion. Moi, je broie du noir. L’effet tant espéré est raté.  Le petit déjeuner est silencieux, même si c’est la première fois que la famille se réunit si tôt au grand complet dans la cuisine. Les garçons vident leurs bols et s’en vont les uns après les autres. Florence essuie la table. Moi, je la regarde, embarrassé.
Quand la maison est vide, je descends reprendre mes exercices de doigts. Avec le métronome, je mesure la régularité de mes notes. Une oreille critique me montre que ce que je considérais comme à peu près correct est très mauvais. C’est fou ce qu’on peut s’auto conditionner !
Je m’applique et persiste. Dehors, le temps est à l’orage. Une chaleur lourde pèse sur les épaules.