đź“» Radio'Paradise
Voir la liste de lecture
Cliquer pour démarrer la musique
🔊 Volume : 100
This link should not be visible, DO NOT click on it

Cheminer et tenir

Lundi n’est pas une journée comme les autres. Florence a reprit le chemin de son travail chez un courtier en assurance à La Défense. Je découvre depuis que je reste là, à me laisser porter par les bruits extérieurs, que chaque jour a ses particularités. Au silence du dimanche matin, succèdent les bruits spécifiques du début de semaine. Nombreux moteurs qu’on démarre, portières qui claquent avec plus de force que d’habitude. Ensuite, la rue se remplit de groupes d’écoliers qui parlent fort.
Ce matin, je reçois plusieurs coups de téléphone. Malgré les douleurs de mon âme et de mon corps qui n’a pas encore digéré mon cheminement de petit vieux jusqu’à l’église, ces appels me redonnent espoir. L’organisation des festivals et des concerts d’été va se poursuivre sous ma direction artistique mais « par correspondance » et « à distance ». Cet été, tout se déroulera sans moi, mais rendez-vous est pris pour l’année prochaine !
On m’informe des derniers détails. Tout va bien, les locaux sont aménagés et les participants que j’ai engagés sont impatients. Les programmations ont été élaborées par les responsables locaux (associations, choristes, amis, fonctionnaires et agents territoriaux) et les conseils généraux concernés apportent même dans certains cas des capitaux et des bras indispensables à la bonne organisation. Les sponsors qui me suivent et qui nous font confiance depuis des années ont répondu à mon appel.
Quand ces détails sont réglés, je me sens ragaillardi et prêt à tenter de nouvelles expériences. Pour faire diversion et surtout ne pas perdre de temps, je vais m’assoir au piano. La main gauche fait des gammes, pendant que la droite tente de l’imiter tout hésitante d’abord puis de chanter avec elle. C’est laborieux. J’ai beau me concentrer, fermer les yeux en ne pensant qu’à doser l’effort des doigts, je n’arrive à rien. Ils sont gourds, aussi durs que des morceaux de craie et frappent les touches n’importe comment, comme des doigts de débutant. Pourtant, à force d’insister, j’arrive à jouer à peu près avec les deux mains synchronisées. D’abord la gamme de do qui se contente d’appuyer sur les touches blanches, puis la gamme de sol qui intègre une touche noire, le fa dièse. Ce changement d’apparence insignifiant me cause beaucoup de soucis. Le majeur qui doit appuyer sur la touche noire refuse de se déplier ou glisse sur le côté, appuyant sur le fa naturel. Je répète l’exercice une centaine de fois, sans le moindre résultat.
Et je me décide à prendre mon alto. Il est là, en face de moi, couché dans sa boite tapissée de velours. Depuis mon retour, j’évite de le regarder, d’écouter son silence dans lequel je crois discerner un appel angoissé. Je sais que nous allons souffrir tous les deux, lui parce que je ne saurai pas réveiller tout de suite sa voix pleine de force et de majesté, moi parce que je vais pester contre ma maladresse. Très vite, je mesure mon incapacité et le chemin qui me reste à parcourir pour aller représenter la France au « Festival International de Musique de Timisoara ». J’ai toujours cru que les instruments à cordes favorisaient les gauchers puisque cette main fait les notes, mais c’est bien la main droite qui fait la musique avec l’archet, traduit les sentiments les plus délicats. C’est comme le souffle, la colonne d’air et les lèvres d’un trompettiste, par exemple.
Une fois l’instrument positionné, je constate que mes doigts se posent à leur place sur la touche. De ce côté, rien n’a été altéré !
Par contre, la main droite est toujours aussi indisciplinée. Je dois d’abord tenter de prendre correctement mon archet, mais c’est compliqué de doser la pression du majeur qui s’oppose au pouce et ajuster la position des autres doigts. Après plusieurs essais appliqués, je réussis et tente de toucher les cordes. Catastrophe : l’archet dérape avec un miaulement désagréable. Impossible de doser la pression de la mèche, de l’orienter pour ne pas toucher deux cordes en même temps. Mon bras droit fait n’importe quoi et j’ai beau me concentrer avec toute mon attention sur ce geste si simple habituellement, je n’y arrive pas. Mon impuissance à dominer mon corps se transforme en une sourde colère. L’envie de jeter l’alto contre le mur comme un enfant capricieux et de renoncer définitivement à ma résurrection me fait pousser des cris de rage. Je voudrais pleurer. Les regards des portraits peints sur ivoire de Mozart, Beethoven, Schumann, Chopin et celui si attendri de ma chienne me ramènent à la raison.
Après avoir gesticulé et risqué le désastre, je retrouve un peu de calme. Au fond de moi, une voix, celle de ma conscience, me souffle que je m’égare dans une réaction d’orgueil. Je pense à mon concert à Angoulême, lorsque sans le savoir, je faisais mon premier AVC et que j’ai réussi à jouer les dernières mesures de « La Petite Musique de Nuit » jusqu’au bout. Ma voix me souffle de garder confiance, que tout arrivera.
Deux heures plus tard, je m’installe devant le piano et je commence à assouplir ma main droite après l’avoir passée sous de l’eau très chaude et pendant une bonne dizaine de minutes je parviens à jouer la gamme de do. La main gauche conduit le jeu et il me semble que tous mes doigts ont progressé par rapport à la veille. Ce n’est peut-être qu’une illusion, mais suffisante pour me donner l’envie de continuer. En même temps, je mets en place une stratégie : chaque matin, désormais, je ferai une heure de gammes pour entrainer ma main droite ; dix minutes de do-ré-mi-fa-sol-fa-mi-ré-do. Sans le passage du pouce, juste pour doser l’impulsion des doigts. Puis je ferai les cinq premières notes de la gamme de sol, avec le fa dièse. D’abord en partant de mi, avec le fa dièse sur l’index, puis en partant de ré avec le fa dièse sur le majeur et ainsi de suite. Des exercices studieux et fastidieux à la longue mais habituels pour des musiciens professionnels. C’est ma manière à moi, plus motivante que de presser la balle de mousse en plastique dans les rééducations ordinaires.
Pour l’instant, l’alto va rester dans sa boite. J’ai forcément en moi tous mes anciens réflexes et il ne me reste plus qu’à les réveiller et ça passe par le piano.
J’ai mal partout, il n’est donc pas question pour l’instant d’aller marcher dehors. D’ailleurs, le temps est à la pluie. Mes gammes répétées à en avoir mal à la main gauche, me redonnent un peu d’espoir car les doigts de la main droite me semblent plus souples. Cette petite amélioration me suffit pour l’instant.
Nouveaux appels en fin de matinée : l’organisation du « Festival des Musiques Franco-Américaines » à Thiais est en bonne voie. Les élus et le service culturel de la mairie seront présents tous les soirs. Mes amies Marie-France, Audrey (une grande élève assidue depuis vingt ans), sa maman et mes quatre garçons s’occuperont tour à tour de la buvette et de la billetterie. Cela m’enchante et me gêne en même temps. Les politiques ne sont généralement pas de grands mélomanes et cherchent dans ces manifestations à se mettre en avant et faire valoir leur action en faveur d’une prétendue culture qui n’est pas forcément celle que je préfère. Cette année, je ne peux pas grand-chose, et tout est « bouclé » depuis longtemps et partout où je devais être. Nous verrons l’année prochaine !
L’après midi, toujours sous le regard attentif et affectueux de notre golden retriever blanc assise ou couchée à côté de moi, près du piano, je reprends inlassablement les gammes en ajoutant une variante : le passage du pouce pour faire les sept notes à la suite. Au début, je travaille très lentement parce que le pouce ne veut pas obéir et impossible de l’entrainer avec celui de la main gauche qui doit faire le mouvement contraire. Progressivement, j’introduis une variante : la gamme de la majeur avec ses trois dièses à la suite en partant de ré. C’est beaucoup plus compliqué que cela ne parait et j’ai toutes les peines du monde à allonger les doigts pour enfoncer les touches noires, mais l’impulsion de la main gauche aidant j’y arrive à force de volonté. Je travaille ainsi une partie de l’après midi sans mesurer le temps. Les garçons en entrant me trouvent au piano. Raphaël, qui comprend très vite, mesure tout l’intérêt de ces exercices apparemment futiles. Il va chercher son violoncelle dans sa chambre et joue avec moi. Ce son étranger à ma personne m’aide beaucoup, au point que je lève la main gauche en laissant la droite faire ses notes toutes seules, en harmonie avec le violoncelle. Raphaël me connaît et sait que je brûle de remuer tout cela pour une petite improvisation. Il me tend la perche en se lançant dans des arpèges qui indiquent une ligne mélodique. Les rôles sont inversés, le violoncelle fait l’accompagnement tandis que le piano cherche la mélodie. Et c’est minable. L’air que j’entends dans ma tête n’est pas compris par mes doigts. Cela me montre que j’ai encore besoin de travailler et qu’en plus des gammes, je dois commencer à exécuter des petits exercices sur cinq notes, en y intégrant un rythme progressif. Tout échec conduit vers la réussite si on sait le comprendre et l’analyser. Demain, je compliquerai un peu en remplaçant les notes noires par des croches.
C’est bientôt l’heure du regroupement de la famille. Je vais monter à l’étage. Je tiens à préparer le repas, faire la cuisine «à la Michel» (les garçons disent les «mélanges papa») et à mettre la table moi même. L’escalier ne me fait plus peur, et je pense pouvoir y arriver avec mon demi-corps droit qui commence à m’obéir. Je m’habitue enfin à vivre avec mes multiples douleurs.