Depuis deux jours, je multiplie les allers retour à la cabane au fond du jardin. Je marche inlassablement, concentrant mon attention sur mon pied et ma jambe béton qui doivent apprendre à obéir. Et je mesure les progrès. Certes, je ne fais pas de la course à pied mais les pas sont plus assurés, je trébuche très peu et surtout, je ne tombe plus.
Dimanche matin, toute la famille se prépare pour aller à la messe. A l’étage, j’entends les garçons qui cherchent qui une chemise, qui un pantalon et leur mère leur répond de la cuisine où elle range la vaisselle du petit déjeuner. Moi, dans ma chambre du bas, je m’habille seul. Je n’ai pas voulu que Florence m’aide comme elle l’a fait jusqu’à présent. Je dois me préparer seul pour aller rendre visite à mon Dieu à qui je dois de respirer en ce beau jour de fin mai.
Quand tout le monde est prêt, j’annonce :
« Il fait très beau, ce serait dommage de ne pas profiter du soleil. Nous irons à pied ».
« Mais tu n’y penses pas ! » s’exclame Florence, « c’est au moins à cinq cents mètres ».
« Je me suis entrainé et je suis prêt pour l’épreuve ! » dis-je en souriant.
Les quatre garçons descendent suivis de leur mère. Je les vois tous anxieux, car je n’ai jamais franchi le portail depuis mon retour. Je souhaitais que ma première sortie soit pour aller à l’église. Cela a pour moi une portée symbolique, c’est un hommage.
Ils sont tous là, devant la porte et ne perdent pas seul un de mes gestes. Une allée d’une vingtaine de mètres en légère côte permet d’accéder au portail ouvert par Constantin qui ne veut surtout pas rester en dehors de l’agitation familiale. Je ne prends pas la canne, et tel un parachutiste qui s’apprête à sauter dans le vide, j’ajuste mon pas avec détermination. Je réussis la première phase de l’opération qui consiste à sortir de la maison dans cette partie que je n’ai pas encore explorée. Conscient de son rôle de grand frère, Nicolas vient se placer à côté de moi pour le cas où. Florence marche de l’autre côté et ainsi, nous arrivons au portail, puis sur le trottoir. Je marche très lentement, exactement comme un grand handicapé et cela me gêne terriblement de croiser le regard des passants. Mais je ne dois plus y penser et me concentrer totalement, comme lors d’un solo en direct et retransmis à la télévision malgré la panique infernale. S’ils savaient ce que cela représente comme effort !
Nous marchons lentement vers l’église, et tout se passe bien. Je redoutais un peu la distance, à peine cinq cents mètres peut être mais un véritable marathon. Nous croisons nos voisines puis des paroissiens contents de me voir debout. On me félicite en constatant que j’ai incroyablement progressé en une semaine. Il faut faire plusieurs haltes car je commence à avoir mal partout du coté gauche, mais cette douleur, je l’offre à Jésus. Comme lui, je porte ma croix pour rejoindre Dieu. Avec la fatigue, la marche est de plus en plus hésitante. Florence me donne le bras et me retient quand je trébuche. Nicolas, Alexandre et Raphaël sont prêts à intervenir. Complètement fourbu j’arrive à l’église. Vivement l’ombre fraiche de la nef et une chaise!
Des amis de la « Chorale Saint Martin » m’embrassent et me congratulent. J’annonce qu’on ne va pas tarder à reprendre les répétitions. Personne n’y croit vraiment, mais je sais, moi, que je tiendrai parole. Le curé et ami Dominique Henry s’approche de moi et me conseille de ne pas aller trop vite. Mes parents arrivent. Mon père est tout heureux de me voir ainsi. Ma mère m’embrasse, ses yeux se mouillent.
Pendant la messe, je reste assis pour limiter ma fatigue, me faire le plus discret possible et prier du fond du cœur. A midi, j’avais prévu d’inviter tout le monde au restaurant, mais je dois déchanter. Je suis tellement fatigué que je n’arrive presque plus à marcher. J’ai mal partout, une maudite migraine éclate dans ma tête. Florence demande à mon père de me ramener en voiture. A la maison, il faut que Nicolas et Raphaël me soutiennent pour rentrer et regagner ma chambre. Je m’allonge sur mon lit, la tête me tourne.
Je ressens dans ma moitié sensible une sorte de lourdeur insupportable. Je suis perclus de crampes. Des lames lacèrent ma jambe. Une douleur aigue au bas du dos m’arrache une grimace chaque fois que je veux faire un mouvement. Respirer me fait mal. Mais je ne dis rien à Florence, rien aux garçons. Je me force à sourire en les assurant que tout va bien, que je suis un peu fatigué, mais que c’est normal après l’effort. Je sais combien je suis faible, combien mon cœur s’emballe au moindre effort. Mon combat est loin d’être terminé, mais j’ai la conviction, que bientôt, je serai prêt à reprendre mes cours, mes activités et les répétitions de mes chorales.
La table est mise dans la salle à manger. Au moment de me lever et de monter l’escalier que j’ai grimpé plusieurs fois les jours précédents, je me dis que je n’y parviendrai pas. J’ai toutes les peines du monde à me mettre debout et à marcher jusqu’à la première marche. Je rassemble mes forces, mais des douleurs semblables à des coups de couteau dans les muscles m’arrêtent. Et toujours ce mal de tête, ce vertige et l’impression de tourner dans un bocal, un gros poisson qui cherche à s’évader de sa cage invisible.
Nicolas a compris :
« Tu as fait beaucoup d’efforts ce matin ! ».
Raphaël rajoute :
- « Je vais rester à côté de toi pour t’éviter un accident ».
- La présence de mes deux aînés me décide.
- Je ne suis pas prêt d’oublier cette montée laborieuse. Arrêt à chaque marche en cherchant l’équilibre. Je grimace tant la douleur est intense, mal aux reins, feu dans la tête, et cette sensation que la jambe valide devient aussi lourde et raide que l’autre. Je manque plusieurs fois me casser la figure. Même Alexandre veille et me retient du haut des escaliers. Le regard que je leur lance est celui d’un martyr et je m’en veux. Pourquoi autant de souffrance ? Pourquoi m’infliger cette épreuve, moi qui ne demande qu’à donner du bonheur ? Je pense à la musique de Bach qui est un hymne à Dieu. « Jésus que ma joie demeure ». Les notes défilent dans ma tête comme des flammèches. J’arrive enfin à la salle à manger où je m’écroule sur la chaise devant le regard ravi de Florence et des garçons. Nicolas reste en retrait, il sait combien j’ai souffert et ne participe pas à l’allégresse générale. Nous nous mettons à table ; je n’ai pas faim. Je n’ai pas envie de parler, je reste le regard perdu devant moi. Les paroles de mes fils et de Florence forment un brouhaha lointain. Je suis dans une sorte de brouillard. Après le déjeuner je m’installe sur le canapé. Je préfèrerais descendre m’allonger sur mon lit, mais je veux minimiser mon piteux état. Florence regarde la télévision à côté de moi ce qui me gène. Je ne suis pas libre de grimacer, de m’allonger pour soulager mon dos et mon épaule gauche dans laquelle j’ai l’impression qu’on enfonce des vrilles. En bas, Raphaël joue du violoncelle. Je l’écoute, mais je ne relève pas les fausses notes qu’il multiplie exprès pour que je le reprenne. Quand il remonte, je lui dis qu’il me laisse encore un mois, que nous recommencerons à jouer les sonates de Beethoven. Il a un petit sourire incrédule.
Je ne me sens pas capable de redescendre seul après le souper. Nicolas et Raphaël étant sortis, c’est Alexandre qui m’aide, sous les conseils avisés de Constantin. Je leur cache mes douleurs. Une fois dans ma chambre, je m’allonge habillé sur le lit. Ainsi bien calé sur le dos, j’ai moins mal et je sens mon cœur battre de nouveau à un rythme régulier. La tête me lance toujours, mais c’est une sensation habituelle, je n’y fais presque plus attention.
Enfin, j’essaie de me déshabiller, mais Florence doit m’aider. Cela prend longtemps car je suis un très gros pataud pas si facile que ça à manipuler. On en rit.
« Je savais que ce n’était pas une bonne idée d’aller à la messe à pied ».
Elle a raison et pourtant, je suis certain que c’était nécessaire. Ce contact avec l’extérieur était tellement important pour quelqu’un qui comme moi revient du pays des morts. J’ai renoué avec la vie, avec le quotidien du quartier, je reprends lentement ma place.
Terrible nuit, peuplée par les habituels cauchemars, mais tellement plus présents. Ces bruits s’accompagnent d’images et je vois dans un flou stressant des hommes marcher vers la potence. J’entends encore les cris des mourants. Mais où suis-je donc ? J’ai transmis ce traumatisme à Nicolas qui, petit, pendait ses figurines aux barreaux de son lit. Des hommes, vêtus d’uniformes sombres lèvent leurs armes devant moi. Ils parlent une langue que je comprends, mais ce n’est pas du français. Et puis je vois deux silhouettes qu’on frappe et qu’on force à marcher poussées du bout de la mitraillette par un commando cagoulé. Seraient-ce mon Père et ma Mère ? En quoi l’armée française, la Grande Muette serait-elle mêlée à tout ça ?
En me réveillant, je suis convaincu que je n’étais pas en France, que les gens qui marchaient étaient condamnés. Par le régime communiste ? Par le KGB ? C’était bien le russe qu’on parlait aux prisonniers. Cela concorde avec les révélations de la jeune gitane, des tarots de ma belle mère, celles qui son venues à moi suite à ma rencontre avec Véronique puis Danya, celles obtenues grâce aux nombreuses séances thérapeutiques post avc auprès de neuropsychiatres ou de réflexologues et de ma kinésiologue. Je sais avec le recul d’aujourd’hui et après toutes les démarches possibles, que les révélations accumulées même sans preuves formelles doivent être prises au sérieux.