Une semaine aprĂšs mon retour Ă la maison, jâai fait quelques progrĂšs, mais le chemin Ă parcourir est encore trĂšs long.
Cette nuit jâai mal dormi. Durant le peu de temps oĂč je suis parvenu Ă mâassoupir, un horrible cauchemar mâa rĂ©veillĂ© en sueur et tremblant. JâĂ©tais dans un vĂ©hicule gris, il faisait trĂšs sombre, des hommes et un couple, probablement mes parents, criaient et demandaient grĂące. On me disait de me taire en me cachant sous une couverture. Jâentendais des coups sourds, les gĂ©missements des victimes. Et la rupture des os du cou et cet espĂšce de cri du pendu qui se vide littĂ©ralement de sa vie. OĂč Ă©tais-je ? A quelle rĂ©alitĂ© ce cauchemar qui revient si souvent fait-il allusion ? Et cette fuite Ă lâarriĂšre dâune camionnette dans la nuit Ă©paisse ? Chaque fois, je me vois Ă lâintĂ©rieur du vĂ©hicule dont la bĂąche claque au vent et avec cette horrible odeur dâessence qui me retourne encore lâestomac. Quelquâun mâemportait. Mâarrachait-il aux bourreaux qui pendaient et fusillaient sans vergogne. Qui Ă©taient mes sauveurs ? Qui Ă©taient ces tortionnaires ? Le saurais-je un jour ?
Cet horrible passĂ© me tourmente encore au point de ne pas pouvoir regarder un film sans risquer lâinsomnie totale. Les moindres scĂšnes de violence me terrorisent. Je mây identifie et le stress me rend incapable dâun raisonnement sensĂ©.
Ce matin en me levant, je dis à Florence :
« Il faut que je sache qui Ă©taient donc mes vĂ©ritables parents. DĂšs que je vais un peu mieux, je mâen occupe ! »
« Je ne sais pas si tu as raison ».
« Ecoute, dâhabitude les enfants de la DASS sont convoquĂ©s Ă leur majoritĂ© pour prendre connaissance de leur dossier. Pourquoi on ne mâa pas fait venir, moi ? »
« Parce quâil nây a rien Ă dire de plus que tu ne saches ! » rĂ©torque Florence en baillant. « Tu tâinventes peut ĂȘtre des histoires ! »
Certes, Ă ce moment, ce que je sais rĂ©ellement sur moi est rĂ©duit. Je sais que mes parents Denise et Claude ne mâont rien cachĂ©, et quand je leur posais des questions, ils me rĂ©pondaient quâon ne leur avait rien dit, sauf que jâĂ©tais de famille noble et quâun drame mâavait sĂ©parĂ© dâelle. Que jâĂ©tais un orphelin traumatisĂ©. Mais quel drame ? Pourquoi lâadministration ne les a-t-elle pas informĂ©s ? Pourquoi tant de mensonges autour de moi ? Le fait dâĂȘtre reconnu « jeune pupille » implique forcĂ©ment quâau moins lâun de mes gĂ©niteurs avait un lien important avec la France ou avec lâEtat français. Je sais aujourdâhui que ma mĂšre Maria Ă©tait mineure, je pense donc que câest mon pĂšre.
Alors pourquoi si on mâa dĂ©clarĂ© « orphelin », la voyante mâa-t-elle dit quâils se cacheraient encore dans le nord et en Scandinavie ? Et dans ce cas, pourquoi ne me font-ils pas signe ? Florence redoute que je dĂ©couvre une rĂ©alitĂ© pire que ce que je peux imaginer. Elle nâa sĂ»rement pas tort, pourtant, mais elle est certaine aussi que la mĂ©connaissance de mes origines nous ampute, mes enfants et moi, dâune partie de nous-mĂȘmes.
Ce cauchemar ne doit pas me gĂącher la matinĂ©e. Je mets au point mon programme de la journĂ©e. Dâabord jouer du piano de la main gauche : la musique va me mettre en condition pour la suite. Et quand tout le monde sera parti, je vais mâentrainer Ă marcher avec la canne, sans mâappuyer Ă une cloison. Cette Ă©tape est essentielle dans ma conquĂȘte dâune petite libertĂ© qui mâouvre la porte du jardin et de la rue. Et puis, je veux retourner Ă lâĂ©glise Ă pieds, dimanche prochain.
AprĂšs une dizaine de minutes de piano uniquement de la main gauche, je sors dans le couloir et je prends la canne de la main droite. Mais trĂšs vite je comprends que câest prĂ©maturĂ©, que les gestes vont encore dans tous les sens et que je risque de me casser la figure. Mes vertiges me reprennent. VoilĂ que je me mets Ă trembler comme sur le plongeoir de la piscine lorsque le maĂźtre nageur mâobligeait dây grimper sans lunettes devant tous mes camarades de classe. Mais ce nâest plus le moment de cĂ©der, je dois vaincre ma peur.
La solution, câest dâappuyer lâĂ©paule insensible de la cloison et chercher mon Ă©quilibre avec la canne. Finalement, ça marche assez bien. Comme si, tout Ă coup, mon cĂŽtĂ© droit avait dĂ©cidĂ© de collaborer un peu. Ainsi, je peux aller de la porte de ma chambre Ă celle des toilettes. Moins de cinq mĂštres, mais quelle satisfaction !
Je reviens Ă mon point de dĂ©part et dĂ©cide de mâarrĂȘter lĂ pour ne pas ternir mon succĂšs par un petit accident. Enfin, je tente lâascension de lâescalier. Les muscles ne me font plus aussi mal et je rĂ©ussis avec une aisance qui mâĂ©tonne. Une fois Ă lâĂ©tage, je jubile ; les progrĂšs continuent, la vie revient lentement.
Cela me donne des idĂ©es. Un seul pas me sĂ©pare dĂ©sormais de la cuisine. Un pas que je peux ordonner Ă mon pied gauche. Si je calcule bien mon Ă©lan, je peux me rĂ©cupĂ©rer et ainsi commencer lâapprentissage de la canne avec la main droite.
Mes rĂ©centes chutes mâont rendu prudent et je rĂ©flĂ©chis un instant sur les risques avant de me lancer. Puis jây vais et tout se passe comme je lâavais prĂ©vu : le poids de mon corps mâemporte et je bute de lâĂ©paule gauche sur le rebord de la porte, retrouvant ainsi mon Ă©quilibre. Je tente le mĂȘme geste en sens inverse. Câest un peu plus compliquĂ© puisque la cloison fuit devant moi et ne mâoffre pas un vĂ©ritable point dâappui. Mais ma canne est lĂ pour me retenir. Et ça marche encore. Je suis heureux comme un tout petit enfant qui a fait son premier pas, car câest un premier pas, mĂȘme si jâai un peu trichĂ©. Cela me rend audacieux. Je tente donc de trouver mon Ă©quilibre uniquement avec ma jambe gauche et la canne qui soutient la jambe droite.
Jâai voulu brĂ»ler les Ă©tapes comme Ă mon habitude. Je mâĂ©tale sur le carrelage avec une vive douleur au coude. Je rĂ©ussis cependant Ă me relever, la leçon a servi. Jâai failli casser la sculpture posĂ©e sur le guĂ©ridon.
Le lendemain je me lĂšve de nouveau abasourdi. Jâai fait un trĂšs mauvais rĂȘve. JâĂ©tais devant le public, ma canne dâune main, lâalto de lâautre. Et chaque fois que je voulais positionner mon instrument pour jouer, je trĂ©buchais et le public Ă©clatait dâun rire moqueur. CâĂ©tait horrible ; jâavais beau les supplier, crier que jâĂ©tais un rescapĂ©, un miraculĂ©, la foule riait de plus belle.
Il fait trĂšs beau et assez chaud, le temps idĂ©al. Quand Florence et les garçons sont partis, je mets au point mon programme. Je vais peut-ĂȘtre faire une nouvelle bĂȘtise en voulant aller trop vite, tant pis.
Vers neuf heures, alors que je me prĂ©pare pour ma nouvelle expĂ©dition en mâentrainant encore une fois dans le couloir Ă marcher sans mâappuyer de la cloison ni de la canne, la visite improviste de mon frĂšre me retarde, mais me fait du bien. Je me souviens de son arrivĂ©e dans la Famille Hilger, gros bĂ©bĂ© de trois mois Ă la tĂȘte ronde, aux cheveux revĂȘches. Jamais je nâavais vu un si petit enfant. Le statut dâaĂźnĂ© me plaisait beaucoup. Il a grandi sans trop de difficultĂ©, nâayant pas comme moi autant de souvenirs antĂ©rieurs Ă son adoption. Il Ă©tait original lui aussi. Nous avons toujours Ă©tĂ© trĂšs complices.
Je lui raconte mes aventures de ces derniers jours et la chance inouĂŻe que jâai eu de ne pas casser le vase sur le guĂ©ridon.
« Un cadeau de papi Robert et mamie Germaine ! Personne ne te lâaurait pardonnĂ©Â ! » dit-il en riant.
Nous bavardons un peu, puis il prend congĂ©. Sa visite mâa redonnĂ© du cĆur Ă lâouvrage. De nouveau seul, je reprends rapidement mon entrainement. Lâaventure est au bout du couloir et quelle aventure ! Jâarrive Ă la porte ouverte sur le jardin. La pelouse a Ă©tĂ© tondue par Nicolas. Donc, si je tombe, ce sera sur un beau tapis vert. Câest donc dans cet espace clos de quelques centaines de mĂštres carrĂ©s que je vais recommencer ma vie dâhomme debout, dâanimal bipĂšde.
Je réussis assez facilement à appuyer tout mon poids sur la canne pendant que la jambe valide avance vers le petit sentier. Et je bascule ce poids pour faire glisser mon cÎté béton, toujours aussi lourd et indiscipliné. Voilà enfin mon premier pas dehors !
Cela mâa semblĂ© si facile que je dĂ©cide dâessayer sans la canne tout en la gardant Ă la main, prĂȘte Ă intervenir. Câest plus difficile : je dois faire supporter mon poids Ă la jambe droite que je ne sens pas, mais jây arrive. Au troisiĂšme pas, mon corps semble sâĂȘtre adaptĂ© Ă ce nouvel exercice et mâobĂ©it. Je suis maintenant au milieu du jardin Ă moins de cinq mĂštres du cabanon. Je poursuis en titubant, je ressemble Ă un vieillard bancal, mais jâavance jusquâĂ la porte de bois que jâouvre. Je savoure ma victoire en Ă©coutant les oiseaux chanter sur les arbres voisins. Un bonheur chaud coule dans mes veines et il me semble Ă cet instant que la partie morte de mon corps a retrouvĂ© un peu de sensibilitĂ©.
Maintenant, il va falloir faire le voyage de retour. Je mâengage sur le petit sentier. La vie explose autour de moi, des oiseaux regagnent leur nid, deux hirondelles tournent dans lâair limpide. La vie est si belle quand on prend le temps de la regarder. Dans un jardin voisin, une tondeuse coupe le gazon fraichement poussĂ© et lâair sent bon lâherbe tendre avec un vague relent de foin, cette mĂȘme odeur que nous aimions, Benoit et moi lors de nos escapades chez les grands parents dans la campagne, autour de Saint Symphorien dâAncelles prĂšs de MĂącon. Lâassurance me revient. Cette jambe lourde semble avoir retrouvĂ© un peu de ses facultĂ©s et mâobĂ©it mĂȘme si je ne dois pas baisser ma garde.
Jâarrive au milieu du jardin et je dĂ©cide de faire une petite pose pour regarder le jeu des hirondelles et leur habiletĂ© Ă exĂ©cuter des tas de figures compliquĂ©es pour saisir les insectes. Une porte claque dans la maison. Je me dresse si vivement que je manque me casser la figure. Comme il y a une grĂšve Ă son Ă©cole, Constantin est rentrĂ©. Il sâĂ©tonne de me voir au milieu du jardin et sourit, heureux de mes progrĂšs et en mĂȘme temps anxieux.
« Et si tu tombes ? » fait-il en souriant.
« Jâai rĂ©ussi Ă me relever hier, donc jây arriverai aujourdâhui ».
Je voudrais faire un pas pour lui montrer mes progrĂšs, mais la concentration est partie et, comme un Ă©lĂšve peu sĂ»r de lui qui nâaime pas jouer en public et accumule les fausses notes, je lance ma jambe un peu fort et le rĂ©sultat ne se fait pas attendre : je roule sur le gazon. Constantin rigole puis se prĂ©cipite.
« Câest de ta faute », lui dis-je. « Tu mâas dĂ©concentrĂ© et je ne tâattendais pas Ă cette heure. Il faut que je mâentraine seul ! »
Mon fils veut mâaider Ă me relever, je mây oppose en haussant le ton malgrĂ© moi :
« Je nâai besoin de personne, tu comprends ? Ce combat, câest le mien ! »
Il nâinsiste pas. Moi, je tente de me dĂ©patouiller avec ma jambe et mon bras de bĂ©ton. JâespĂšre que mon fils ne me regarde pas derriĂšre le rideau. Je dois effectivement ĂȘtre ridicule. Hier, pour me relever, jâavais le rebord de la porte et la cloison comme appui, ici, au milieu du jardin, je nâai rien.
Un handicapĂ© doit toujours rĂ©flĂ©chir aux consĂ©quences de chaque geste, aussi insignifiant soit-il. Et mon tempĂ©rament dâimpatient me joue bien des tours. Je dois dĂ©sormais me concentrer pour accomplir les moindres taches. Deux pies traversent le jardin en jacassant comme si elles se moquaient de moi.
Je fais assez facilement un demi tour sur les fesses, je penche mon torse vers lâavant et je rĂ©ussis Ă me mettre sur les genoux puis Ă positionner mon pied valide. Un soleil dru tape sur ma tĂȘte, je sue abondamment, mais je peux me relever. Me voilĂ en face de Constantin qui est revenu, bancale certes, mais en position de faire un nouveau pas. Pour cela, je dois exĂ©cuter un demi-tour, ce qui nâest pas gagnĂ©. Mon fils exulte :
« Je savais que tu pouvais y arriver ! Bravo ! »