đŸ“» Radio'Paradise
Voir la liste de lecture
Cliquer pour démarrer la musique
🔊 Volume : 100
This link should not be visible, DO NOT click on it

Aigle royal

Une semaine aprùs mon retour à la maison, j’ai fait quelques progrùs, mais le chemin à parcourir est encore trùs long.
Cette nuit j’ai mal dormi. Durant le peu de temps oĂč je suis parvenu Ă  m’assoupir, un horrible cauchemar m’a rĂ©veillĂ© en sueur et tremblant. J’étais dans un vĂ©hicule gris, il faisait trĂšs sombre, des hommes et un couple, probablement mes parents, criaient et demandaient grĂące. On me disait de me taire en me cachant sous une couverture. J’entendais des coups sourds, les gĂ©missements des victimes. Et la rupture des os du cou et cet espĂšce de cri du pendu qui se vide littĂ©ralement de sa vie. OĂč Ă©tais-je ? A quelle rĂ©alitĂ© ce cauchemar qui revient si souvent fait-il allusion ? Et cette fuite Ă  l’arriĂšre d’une camionnette dans la nuit Ă©paisse ? Chaque fois, je me vois Ă  l’intĂ©rieur du vĂ©hicule dont la bĂąche claque au vent et avec cette horrible odeur d’essence qui me retourne encore l’estomac. Quelqu’un m’emportait. M’arrachait-il aux bourreaux qui pendaient et fusillaient sans vergogne. Qui Ă©taient mes sauveurs ? Qui Ă©taient ces tortionnaires ? Le saurais-je un jour ?
Cet horrible passĂ© me tourmente encore au point de ne pas pouvoir regarder un film sans risquer l’insomnie totale. Les moindres scĂšnes de violence me terrorisent. Je m’y identifie et le stress me rend incapable d’un raisonnement sensĂ©.
Ce matin en me levant, je dis à Florence :
« Il faut que je sache qui Ă©taient donc mes vĂ©ritables parents. DĂšs que je vais un peu mieux, je m’en occupe ! »
« Je ne sais pas si tu as raison ».
« Ecoute, d’habitude les enfants de la DASS sont convoquĂ©s Ă  leur majoritĂ© pour prendre connaissance de leur dossier. Pourquoi on ne m’a pas fait venir, moi ? »
« Parce qu’il n’y a rien Ă  dire de plus que tu ne saches ! » rĂ©torque Florence en baillant. « Tu t’inventes peut ĂȘtre des histoires ! »

Certes, Ă  ce moment, ce que je sais rĂ©ellement sur moi est rĂ©duit. Je sais que mes parents Denise et Claude ne m’ont rien cachĂ©, et quand je leur posais des questions, ils me rĂ©pondaient qu’on ne leur avait rien dit, sauf que j’étais de famille noble et qu’un drame m’avait sĂ©parĂ© d’elle. Que j’étais un orphelin traumatisĂ©. Mais quel drame ? Pourquoi l’administration ne les a-t-elle pas informĂ©s ? Pourquoi tant de mensonges autour de moi ? Le fait d’ĂȘtre reconnu « jeune pupille » implique forcĂ©ment qu’au moins l’un de mes gĂ©niteurs avait un lien important avec la France ou avec l’Etat français. Je sais aujourd’hui que ma mĂšre Maria Ă©tait mineure, je pense donc que c‘est mon pĂšre.
Alors pourquoi si on m’a dĂ©clarĂ© « orphelin », la voyante m’a-t-elle dit qu’ils se cacheraient encore dans le nord et en Scandinavie ? Et dans ce cas, pourquoi ne me font-ils pas signe ? Florence redoute que je dĂ©couvre une rĂ©alitĂ© pire que ce que je peux imaginer. Elle n’a sĂ»rement pas tort, pourtant, mais elle est certaine aussi que la mĂ©connaissance de mes origines nous ampute, mes enfants et moi, d’une partie de nous-mĂȘmes.

Ce cauchemar ne doit pas me gĂącher la matinĂ©e. Je mets au point mon programme de la journĂ©e. D’abord jouer du piano de la main gauche : la musique va me mettre en condition pour la suite. Et quand tout le monde sera parti, je vais m’entrainer Ă  marcher avec la canne, sans m’appuyer Ă  une cloison. Cette Ă©tape est essentielle dans ma conquĂȘte d’une petite libertĂ© qui m’ouvre la porte du jardin et de la rue. Et puis, je veux retourner Ă  l’église Ă  pieds, dimanche prochain.
AprĂšs une dizaine de minutes de piano uniquement de la main gauche, je sors dans le couloir et je prends la canne de la main droite. Mais trĂšs vite je comprends que c’est prĂ©maturĂ©, que les gestes vont encore dans tous les sens et que je risque de me casser la figure. Mes vertiges me reprennent. VoilĂ  que je me mets Ă  trembler comme sur le plongeoir de la piscine lorsque le maĂźtre nageur m’obligeait d’y grimper sans lunettes devant tous mes camarades de classe. Mais ce n’est plus le moment de cĂ©der, je dois vaincre ma peur.
La solution, c’est d’appuyer l’épaule insensible de la cloison et chercher mon Ă©quilibre avec la canne.  Finalement, ça marche assez bien. Comme si, tout Ă  coup, mon cĂŽtĂ© droit avait dĂ©cidĂ© de collaborer un peu. Ainsi, je peux aller de la porte de ma chambre Ă  celle des toilettes. Moins de cinq mĂštres, mais quelle satisfaction !
Je reviens Ă  mon point de dĂ©part et dĂ©cide de m’arrĂȘter lĂ  pour ne pas ternir mon succĂšs par un petit accident. Enfin, je tente l’ascension de l’escalier. Les muscles ne me font plus aussi mal et je rĂ©ussis avec une aisance qui m’étonne. Une fois Ă  l’étage, je jubile ; les progrĂšs continuent, la vie revient lentement.
Cela me donne des idĂ©es. Un seul pas me sĂ©pare dĂ©sormais de la cuisine. Un pas que je peux ordonner Ă  mon pied gauche. Si je calcule bien mon Ă©lan, je peux me rĂ©cupĂ©rer et ainsi commencer l’apprentissage de la canne avec la main droite.
Mes rĂ©centes chutes m’ont rendu prudent et je rĂ©flĂ©chis un instant sur les risques avant de me lancer. Puis j’y vais et tout se passe comme je l’avais prĂ©vu : le poids de mon corps m’emporte et je bute de l’épaule gauche sur le rebord de la porte, retrouvant ainsi mon Ă©quilibre. Je tente le mĂȘme geste en sens inverse. C’est un peu plus compliquĂ© puisque la cloison fuit devant moi et ne m’offre pas un vĂ©ritable point d’appui. Mais ma canne est lĂ  pour me retenir. Et ça marche encore. Je suis heureux comme un tout petit enfant qui a fait son premier pas, car c’est un premier pas, mĂȘme si j’ai un peu trichĂ©. Cela me rend audacieux. Je tente donc de trouver mon Ă©quilibre uniquement avec ma jambe gauche et la canne qui soutient la jambe droite.
J’ai voulu brĂ»ler les Ă©tapes comme Ă  mon habitude. Je m’étale sur le carrelage avec une vive douleur au coude. Je rĂ©ussis cependant Ă  me relever, la leçon a servi. J’ai failli casser la sculpture posĂ©e sur le guĂ©ridon.

Le lendemain je me lĂšve de nouveau abasourdi. J’ai fait un trĂšs mauvais rĂȘve. J’étais devant le public, ma canne d’une main, l’alto de l’autre. Et chaque fois que je voulais positionner mon instrument pour jouer, je trĂ©buchais et le public Ă©clatait d’un rire moqueur. C’était horrible ; j’avais beau les supplier, crier que j’étais un rescapĂ©, un miraculĂ©, la foule riait de plus belle.
Il fait trĂšs beau et assez chaud, le temps idĂ©al. Quand Florence et les garçons sont partis, je mets au point mon programme. Je vais peut-ĂȘtre faire une nouvelle bĂȘtise en voulant aller trop vite, tant pis.
Vers neuf heures, alors que je me prĂ©pare pour ma nouvelle expĂ©dition en m’entrainant encore une fois dans le couloir Ă  marcher sans m’appuyer de la cloison ni de la canne, la visite improviste de mon frĂšre me retarde, mais me fait du bien. Je me souviens de son arrivĂ©e dans la Famille Hilger, gros bĂ©bĂ© de trois mois Ă  la tĂȘte ronde, aux cheveux revĂȘches. Jamais je n’avais vu un si petit enfant. Le statut d’aĂźnĂ© me plaisait beaucoup. Il a grandi sans trop de difficultĂ©, n’ayant pas comme moi autant de souvenirs antĂ©rieurs Ă  son adoption. Il Ă©tait original lui aussi. Nous avons toujours Ă©tĂ© trĂšs complices.
Je lui raconte mes aventures de ces derniers jours et la chance inouĂŻe que j’ai eu de ne pas casser le vase sur le guĂ©ridon.
« Un cadeau de papi Robert et mamie Germaine ! Personne ne te l’aurait pardonné ! » dit-il en riant.
Nous bavardons un peu, puis il prend congĂ©. Sa visite m’a redonnĂ© du cƓur Ă  l’ouvrage. De nouveau seul, je reprends rapidement mon entrainement. L’aventure est au bout du couloir et quelle aventure ! J’arrive Ă  la porte ouverte sur le jardin. La pelouse a Ă©tĂ© tondue par Nicolas. Donc, si je tombe, ce sera sur un beau tapis vert. C’est donc dans cet espace clos de quelques centaines de mĂštres carrĂ©s que je vais recommencer ma vie d’homme debout, d’animal bipĂšde.
Je réussis assez facilement à appuyer tout mon poids sur la canne pendant que la jambe valide avance vers le petit sentier. Et je bascule ce poids pour faire glisser mon cÎté béton, toujours aussi lourd et indiscipliné. Voilà enfin mon premier pas dehors !
Cela m’a semblĂ© si facile que je dĂ©cide d’essayer sans la canne tout en la gardant Ă  la main, prĂȘte Ă  intervenir. C’est plus difficile : je dois faire supporter mon poids Ă  la jambe droite que je ne sens pas, mais j’y arrive. Au troisiĂšme pas, mon corps semble s’ĂȘtre adaptĂ© Ă  ce nouvel exercice et m’obĂ©it. Je suis maintenant au milieu du jardin Ă  moins de cinq mĂštres du cabanon. Je poursuis en titubant, je ressemble Ă  un vieillard bancal, mais j’avance jusqu’à la porte de bois que j’ouvre. Je savoure ma victoire en Ă©coutant les oiseaux chanter sur les arbres voisins. Un bonheur chaud coule dans mes veines et il me semble Ă  cet instant que la partie morte de mon corps a retrouvĂ© un peu de sensibilitĂ©.
Maintenant, il va falloir faire le voyage de retour. Je m’engage sur le petit sentier. La vie explose autour de moi, des oiseaux regagnent leur nid, deux hirondelles tournent dans l’air limpide. La vie est si belle quand on prend le temps de la regarder. Dans un jardin voisin, une tondeuse coupe le gazon fraichement poussĂ© et l’air sent bon l’herbe tendre avec un vague relent de foin, cette mĂȘme odeur que nous aimions, Benoit et moi lors de nos escapades chez les grands parents dans la campagne, autour de Saint Symphorien d’Ancelles prĂšs de MĂącon. L’assurance me revient. Cette jambe lourde semble avoir retrouvĂ© un peu de ses facultĂ©s et m’obĂ©it mĂȘme si je ne dois pas baisser ma garde.
J’arrive au milieu du jardin et je dĂ©cide de faire une petite pose pour regarder le jeu des hirondelles et leur habiletĂ© Ă  exĂ©cuter des tas de figures compliquĂ©es pour saisir les insectes. Une porte claque dans la maison. Je me dresse si vivement que je manque me casser la figure. Comme il y a une grĂšve Ă  son Ă©cole, Constantin est rentrĂ©. Il s’étonne de me voir au milieu du jardin et sourit, heureux de mes progrĂšs et en mĂȘme temps anxieux.
« Et si tu tombes ? »  fait-il en souriant.
« J’ai rĂ©ussi Ă  me relever hier, donc j’y arriverai aujourd’hui ».
Je voudrais faire un pas pour lui montrer mes progrĂšs, mais la concentration est partie et, comme un Ă©lĂšve peu sĂ»r de lui qui n’aime pas jouer en public et accumule les fausses notes, je lance ma jambe un peu fort et le rĂ©sultat ne se fait pas attendre : je roule sur le gazon. Constantin rigole puis se prĂ©cipite.
« C’est de ta faute », lui dis-je. « Tu m’as dĂ©concentrĂ© et je ne t’attendais pas Ă  cette heure. Il faut que je m’entraine seul ! »
Mon fils veut m’aider Ă  me relever, je m’y oppose en haussant le ton malgrĂ© moi :
« Je n’ai besoin de personne, tu comprends ? Ce combat, c’est le mien ! »
Il n’insiste pas. Moi, je tente de me dĂ©patouiller avec ma jambe et mon bras de bĂ©ton. J’espĂšre que mon fils ne me regarde pas derriĂšre le rideau. Je dois effectivement ĂȘtre ridicule. Hier, pour me relever, j’avais le rebord de la porte et la cloison comme appui, ici, au milieu du jardin, je n’ai rien.
Un handicapĂ© doit toujours rĂ©flĂ©chir aux consĂ©quences de chaque geste, aussi insignifiant soit-il. Et mon tempĂ©rament d’impatient me joue bien des tours. Je dois dĂ©sormais me concentrer pour accomplir les moindres taches. Deux pies traversent le jardin en jacassant comme si elles se moquaient de moi.
Je fais assez facilement un demi tour sur les fesses, je penche mon torse vers l’avant et je rĂ©ussis Ă  me mettre sur les genoux puis Ă  positionner mon pied valide. Un soleil dru tape sur ma tĂȘte, je sue abondamment, mais je peux me relever. Me voilĂ  en face de Constantin qui est revenu, bancale certes, mais en position de faire un nouveau pas. Pour cela, je dois exĂ©cuter un demi-tour, ce qui n’est pas gagnĂ©. Mon fils exulte :
« Je savais que tu pouvais y arriver ! Bravo ! »