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La colombe ne rugit pas

Le lendemain soir, j’ai une canne. A son retour du bureau, Florence est passé par « le 4 bis » (chez mes parents et ma marraine) et me rapporte « la canne de Manou.» Benoît et moi la considérions comme l’une de nos grands mères ; Manou est en fait la maman de ma marraine, Manet.
Elle me trouve dans la salle du haut. Mes progrès me font tant de bien que je me sens capable de renverser le géant Goliath. Cependant pour ne pas gâcher ma joie, je ne suis pas retourné dans ma pièce et je n’ai même pas regardé le piano en passant devant la porte ouverte. Par contre, j’ai pu composer et réaliser des partitions avec le logiciel d’écriture musicale que je commence à maitriser.
Je me suis permis une grosse folie. J’ai ouvert la porte-fenêtre de l’étage qui donne sur une petite terrasse reliée au jardin par un escalier. J’ai longuement respiré le bon air plein des senteurs du printemps, sous un soleil radieux. Puis j’ai emprunté l’escalier en m’agrippant aux solides rampes en fer forgé. J’ai pu ainsi agrandir mon domaine de liberté même si je n’ai pas osé m’aventurer sur le sentier qui conduit à la cabane.

Florence pose la canne de Manou devant moi. Je la prends en main, ravi, j’en mesure le poids, la longueur, mais comme avec les maracas, je ne veux pas l’essayer devant ma femme. Toujours cette pudeur qui me retient. Parfois je ressens mon état de malade comme une faute dont je serais responsable.
Raphaël rentre le premier de cours. J’ai juste le temps de cacher la canne. Nous bavardons un instant et prévoyons de refaire bientôt un peu de musique tous les deux. Les autres arrivent à leur tour, ils m’embrassent et partent dans leurs chambres respectives faire leurs devoirs. Le dîner nous réunit à la table habituelle et tout le monde a l’heureux sentiment que ma maladie n’est presque qu’un mauvais souvenir. Les garçons reprennent leurs conversations habituelles et n’oublient pas de se chamailler. Ils parlent de leur journée, de politique, de faits de société, je les écoute avec Florence, comme si rien d’exceptionnel ne s’était passé.
Après le repas, je ressens la fatigue du jour. Je dois redescendre et je n’ai pas envie de le faire seul car je redoute de me casser la figure et de ruiner tous mes efforts (deviendrais-je prudent ?). Je demande à Nicolas et Raphaël qui sont à côté de moi, de me donner un coup de main seulement pour prévenir un faux pas. Les deux autres s’approchent car ils voudraient bien participer à l’opération. Eux, d’ordinaire si pressés d’échapper au débarrassage de la table en courant dans leur chambre, se retrouvent là, devant leurs aînés, au milieu de l’escalier. En fait, tout se passe mieux que je l’espérais. Je descends l’escalier sans trop de difficultés mais comme un pépé de 90 ans, sans le moindre faux pas. C’est aussi un des triomphes du jour pour moi, mais je ne fanfaronne pas. Ce soir, l’atmosphère est joyeuse dans la maison, comme elle ne l’a jamais été depuis mon AVC et je comprends que mon courage peut ainsi m’apporter des récompenses et du bonheur à partager. Pourtant, il y a un monde entre les quinze marches de l’escalier et le concerto de Haydn. Je préfère ne pas y penser.

Ce matin, je ne suis pas en forme. J’ai réussi à dormir un peu, mais au réveil je dois redémarrer mon corps et mon esprit engourdis. Pour m’asseoir sur le lit, j’ai mis au point la technique qui consiste à rouler sur le côté valide, pousser avec mon bras gauche. J’ai mal partout, au dos, au bras gauche ; la tête me tourne. Devant moi la commode et la porte exécutent un pas de deux dont je me serais volontiers passé. Florence s’en aperçoit :
« Ca ne va pas ce matin ? »
« Un peu patraque, mais c’est la remise en route qui reste toujours très difficile. Après ça va mieux ! »
Je tente de me mettre sur mes jambes ; la ronde de ce qui m’entoure s’accélère. J’ai la migraine et chaque mouvement réveille une vive douleur dans mon crâne. J’ai l’impression d’être complètement rouillé et j’entends un bruit de fer grinçant chaque fois que je tente de bouger la nuque, mon dos, mon côté et mon bras valide. L’autre est toujours aussi lourd : du béton, ce qui ne le rend pas immobile pour autant.

Allez, je fais un pas en m’appuyant contre la cloison en visant la porte. J’avais dans l’idée de monter prendre mon petit déjeuner avec toute la famille, mais je pense que ce ne serait pas sage. Florence veut descendre un plateau pour le petit déjeuner, je refuse.
« Tu ne dois pas brusquer les choses, me dit-elle doucement.  Prends ton temps, c’est déjà pas mal d’avoir réussi tout ce que tu as fait hier ».
Merveilleuse Florence. C’est tellement juste ! La canne est cachée près du lit où elle l’a mise la veille. J’ai un projet bien précis. Je vais attendre que la maison soit vide pour le mettre à exécution. Comme pour le géant Atlas, je dois sans cesse recommencer, recommencer et me dire : j’y arriverai ! J’y arriverai !
Je fais tout pour minimiser l’immense fatigue que je ressens. Je ne veux surtout pas empêcher les miens de vaquer à leurs occupations habituelles.
Les garçons partent en premier, puis Florence qui n’en finit pas de ranger ses dossiers dans son petit bureau. Enfin, elle descend et vient m’embrasser.

Mauvaise matinée. J’arrive quand même à m’extirper du lit, à sortir enfin de la chambre et je me dirige vers la salle de bain. J’arrive à ouvrir la porte de la douche, à m’asseoir tant bien que mal sur un tabouret. L’eau chaude sur ma peau me fait un bien infini. Mais j’ai la confirmation que je ne sens rien du côté droit et dois donc faire très attention de ne pas m’ébouillanter. A peine habillé, (ce qui n’est pas une mince affaire), je reçois la visite éclair de mes parents. Ouf, je n’étais plus couché ! Je regarde marcher papa, toujours aussi droit, aussi digne. Un homme de grande classe, c’est évident à côté de l’éclopé que je suis ! Quand ils sont partis, je mesure la chance que j’ai eue, moi « l’enfant de personne », d’être élevé par ce couple cultivé et aisé qui me correspond si parfaitement. Pourquoi eux ? Avaient-ils été choisis parce que ceux qui connaissaient ma véritable histoire souhaitaient pour moi une éducation privilégiée correspondant à mes racines nobles?
A trois ou quatre ans, je me souviens très bien que je ne parlais pas bien le français et que j’arrivais à communiquer avec mon entourage par imitation phonétique, sans faire de phrases. Je baragouinais, disais par exemple : « néné nénette ? » pour demander mes lunettes. J’étais pourtant curieux de tout, insatiable, assez précoce, me balançant d’avant en arrière très souvent, posant sans cesse des questions, hyperactif comme on dit aujourd’hui. Ensuite, avec la solide éducation des Hilger, en plus de bien parler le français, j’ai appris l’allemand à partir de 7 ans, le latin, l’anglais, puis l’espagnol. Mais je n’ai jamais pris le moindre cours de yddish, russe ou polonais que je me suis surpris à comprendre pendant les rencontres auprès de Jacek Stankiewicz, Alexandre Stajic, grâce à mes fonctions contractuelles au  « Consistoire Israélite de Paris » (ACIP) et avec mon ami et cher complice Roland Safrana. Cela viendrait-il de mes deux géniteurs ? Ma mère, Maria, devait me parler ou me chanter des airs dans ces langues que je retrouve malgré moi ? Et mon père, Claude Hilger, m’a toujours dit que, tout petit, lorsque je me mettais au piano ou devant son orgue, je cherchais inlassablement des harmonies slaves ou tziganes. Cela l’agaçait car il prenait cela pour de la variété. Lui répétait tous les matins avant de partir au « Crédit Foncier de France », du Bach, du Litaize dont il était l’élève, du Messiaen ou du Jean Langlais.
Figurez vous que notre nom est aussi « trafiqué ». En effet, « Hilger » ça vient d’Allemagne, du Palatinat exactement, une région d’Artisans dont beaucoup sont d’origine juive ashkénaze. Les noms de famille ont toujours une signification très précise. Hilger n’a pas de signification en allemand, car un ami spécialiste de la généalogie et des noms de familles m’a expliqué qu’il a été raccourci ou transformé pour le « germaniser », pour mieux convenir et surtout ne pas attirer du tout l’attention des dirigeants de l’Allemagne fédérale qui détenait l’Alsace et la Lorraine.
Je suis de plus en plus contrarié par mon impossibilité de jouer de la musique. Ce n’est pas avec les petits instruments de percussions que je vais me libérer suffisamment et réussir à m’évader. Depuis mon adoption et avant mes deux avc, seuls le dessin, la peinture, la musique arrivaient à calmer mes angoisses et mes fulgurances. Mes peintures ont toujours été très personnelles, colorées, rythmées, mystiques, bouillonnantes et tourmentées. J’aurais appelé, d’après ma mère, mon tout premier pastel fait à 4 ou 5 ans « La main de Dieu ».

Je jetais avec bonheur sur la toile des couleurs, des formes qui correspondaient sûrement à des souvenirs restés inexprimés en moi, des bribes de ma petite enfance qui ressurgissent dans mes cauchemars. Le style figuratif n’était pas mon unique objectif. Peindre, jouer de la musique canalisaient mes peurs. Prier, étudier en donnant le meilleur de moi même m’occupait également l’esprit et me permettait de trouver un sommeil réparateur. Je me sentais enfin protégé sous l’autorité affectueuse de mes parents adoptifs. Cela a duré avec des hauts et des bas jusqu’à mon Service Militaire. Mes insomnies ont commencé dès mon arrivée au centre de formation des gendarmes auxiliaires d’Auxerre. Me retrouver dans un univers militaire clos et sous bonne surveillance, dormir dans des chambres aux lits superposés en métal ont réveillé des angoisses qui depuis ne me quittent plus. La nuit, je suis aux aguets, comme un chien de garde somnolant, mais ne dormant jamais profondément.
Ma facilité précoce en peinture a été décelée par la directrice de la petite école, mademoiselle Jacquet. Elle a obtenu un rendez vous pour maman et moi avec son amie la célèbre pianiste et pédagogue Ginette Martenot. Merveilleux personnage que cette femme déjà âgée partagée elle aussi entre la musique et le dessin. Elle voyait en moi ce qu’elle avait été elle-même. Elle me confia à l’un de ses professeurs qui enseignait la méthode Martenot, rue Jolly à Saint Mandé. Après avoir obtenu une dérogation pour mon jeune âge, madame Durnerin m’accepta dans son atelier et à ses cours hebdomadaires. Ainsi, j’ai pu commencer très jeune ma double formation artistique. Par la suite Ginette Martenot m’a fait rencontrer, en 1984, Marc Chagall avec qui j’ai pu passer à la toute fin de sa vie des moments merveilleux, privilégiés et inoubliables.
Je ne cessai de poser des questions à ces maîtres sur leurs expériences, leur passé, sur leurs démarches artistiques et je compris que tous les arts peuvent rassembler les hommes au-delà de leurs origines et croyances religieuses. J’ai eu envie de les imiter. Aujourd’hui j’ai l’honneur de faire partie du comité de direction de la belle association « Artisans de Paix. » Je voudrais y créer un  Chœur Interreligieux  « Souffle et Voies » et un « Festival de la Spiritualité par L’Art ». C’est grâce à Ginette mais aussi à son mari, Didier Lazard, qui fut professeur à Science po et avec qui j’ai fait une formation supérieure de deux années de psychopédagogie, que j’ai pu devenir à 23 ans professeur de dessin, peinture, sculpture à « l’Académie des Arts » de Thiais en parallèle avec ma carrière de musicien, de poète, d’entrepreneur et de directeur artistique.

Après le départ de mes parents, me voilà bien décidé à aller de nouveau devant ma toile, et en regardant les gribouillages faits l’autre jour, je me demande pourquoi je n’ai pas pensé prendre le pinceau de la main gauche. C’est ce que je fais, mais très vite, je mesure que cette main est plus maladroite, même si elle obéit parfaitement à mes ordres. J’ai beau me concentrer, fixer toute mon attention sur le geste à faire, une partie de ma personne refuse d’obéir. C’est un peu l’inverse d’avec la main droite. Pour le côté paralysé, les ordres par tent nets et dosés de mon cerveau, mais la transmission et les sensations ne se font pas avec les muscles concernés, pour la main gauche, c’est le cerveau lui-même qui ne sait pas donner le bon ordre. Me voilà gauche des deux mains !
A côté, le clavier du piano me fait des signes. Une longue complicité nous unit, et je me dis qu’il doit pouvoir m’aider. C’est vrai, ma main droite ne fonctionne pas, mais la gauche se souvient de la musique qu’elle faisait. Et si j’apprenais les concertos pour la main gauche ?
Je me déplace lentement jusqu’au tabouret et je commence à pianoter avec mes doigts valides. Quelques notes simples, quelques accords, du bonheur ! Voilà que je peux encore jouer de la musique, même si elle est amputée de l’essentiel. Je peux encore inventer des airs, les jouer avec la main gauche et faire l’arrangement ! Cette constatation me rend heureux au point de me sentir léger, comme une bulle flottant dans l’air de midi. L’être que j’ai été rejoint enfin celui que je suis devenu. Il n’y a pas un Michel d’avant et un Michel d’après. L’unité retrouvée me pousse jusqu’à l’imprudence. Je me lève de mon tabouret et tente d’aller à la porte sans m’appuyer nulle part. Ma jambe droite ne répond pas et je m’étale au milieu de la pièce, renversant le chevalet et la boite de couleurs.
Quand Florence rentre du travail, je suis en train de regarder la télévision. Après avoir ramassé tout mon fatras je suis quand même parvenu, mais avec difficulté, à remonter à l’étage. Je veux me lever pour l’embrasser, une douleur insupportable me fait courber le dos. Et j’ai toujours mal à la tête.
« Ca coince de partout ! »
« C’est normal », me répond-elle. «Tu as beaucoup forcé ces derniers jours. Il faut laisser le temps à ton corps de reprendre des forces ».
Constantin a le talent de découvrir ce qui ne le regarde pas. En rentrant de classe, il voit ma canne que j’ai oubliée dans le couloir. Sidéré, il vient vers moi, l’air déconfit, au bord des larmes. Je le serre dans mes bras.
« Alors, tu vas toujours marcher avec une canne, comme les vieux ? »
Je m’en tire avec un petit mensonge :
« Mais non, la canne, c’est pour me déplacer sans risque lorsque je suis seul. Bientôt je n’en aurai plus besoin ».
Il n’insiste pas, mais n’est pas convaincu.