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Avec délectation

Je n’oublie pas que mon objectif de jouer Haydn au Festival de Timisoara au mois de septembre 2012. Pour cela, le bon fonctionnement de mes jambes est secondaire. Ce que je dois réussir avant tout, c’est de rétablir la connexion entre mon cerveau et le bras, la main et les doigts surtout qui tiennent l’archet. Donc, priorité aux maracas, au hochet. Tous ces instruments, vieux comme l’humanité, n’ont pas traversé les siècles, pour ne pas dire les millénaires sans raison. Ils vont me permettre de trouver un rythme et de le garder, de faire des nuances.
Je saisis le jouet par la poignée et je constate une première erreur. Même si je ne sens rien, je sais que j’ai beaucoup trop serré et le plastique s’écrase sous mes doigts. Patience et recommençons. Je réussis à ouvrir mes doigts et cette fois, c’est un peu mieux. Maintenant, je vais tenter de l’agiter en rythme, mais mon bras n’en fait qu’à sa guise, il exagère mes mouvements ou à l’inverse ne bouge pratiquement pas. Je concentre toute mon attention sur ce petit geste de rien du tout : déplacer la maracas dans un mouvement de balancier régulier. Les gens « normaux » ne savent pas, combien ces minuscules gestes de la vie demandent de précision et combien ils sont précieux. Ceux qui sont dans mon cas doivent en comprendre l’importance. Les rééducateurs professionnels restent trop souvent dans la généralité. Chacun doit s’adapter à son handicap particulier et à ses possibilités de récupération en relation avec ses facultés antérieures à la maladie. Ce livre témoignage n’a d’autre but que de dire aux handicapés : ne désespérez pas, vous pouvez vous en sortir ; et aux bien portants : profitez de votre bonne santé, un trésor des plus précieux.
Pendant une partie de la matinée, j’actionne donc le hochet, je joue du xylophone, cherche des rythmes précis sur le tambour. L’arrivée inopinée de maman m’arrête, et tenu par une pudeur un peu stupide, je cache l’objet sous le lit. Maman me rabâche ses conseils comme si j’étais un petit enfant.

Dès qu’elle est partie, je veux reprendre le hochet, mais dans mon geste précipité, je l’ai poussé trop loin sous le lit et le semi-paralysé que je suis ne peut pas se pencher suffisamment pour le récupérer. Je dois sortir de la pièce et trouver un balai. Il y en a un dans la petite remise à moins que Florence ne l’ait oublié à l’étage !
Le balai est bien là et je réussis à récupérer mon jouet du moment. Je mesure vraiment le potentiel d’apprentissage et de thérapie qui se cache derrière ce qu’on peut considérer comme de simples jouets, si importants pour les enfants et considérés comme futiles par la plupart des adultes. Je recommence à agiter en rythme la petite crécerelle et je constate que j’ai fait des progrès depuis ce matin. Je ne suis pas encore dans la cadence parfaite, mais mon geste est mesuré, presque régulier. J’arrive même à faire des nuances. Une première victoire qui m’arrache un sourire de bonheur.
Optimiste, je décide d’aller faire un tour dans le couloir. Après m’être concentré durant deux heures, j’ai la tête écrasée dans les mâchoires d’un étau. Mon bras droit trop sollicité, me fait presque mal, ce qui parait paradoxale, puisque je ne le sens pas. Je progresse lentement jusqu’à la porte des toilettes quand soudain j’entends des coups sur la porte d’entrée. Je fais demi tour.
C’est le médecin. Je ne savais pas qu’il devait passer. Plus tard j’ai appris que c’était Florence qui le lui a demandé. Je dois calmer Calypso, l’enfermer dans sa pièce. Après quelques minutes de cette expédition, je peux enfin ouvrir la porte au docteur Lavaquerie. Il me regarde un instant sans un mot. Puis il remarque le hochet et tous mes instruments de percussion posés sur le lit et sur la commode en dessous de la belle lithographie de notre amie peintre sur soie Anne Lan.
« C’est une bonne idée, ça ! fait-il en secouant le jouet en cadence. Alors, qu’est-ce que ça donne ? »
« Je progresse, mais trop lentement à mon goût ! »
« La première vertu pour quelqu’un comme vous, c’est la patience. Surtout ne cherchez pas à brûler les étapes. Mais votre visage est bien rouge ! »
Il sort son stéthoscope, l’appareil à mesurer la tension artérielle et me demande de m’allonger, ce qui prend un certain temps. Pendant toute l’opération, il ne perd pas un seul de mes gestes et, la main tenant son menton, il semble dubitatif.
« C’est bien », juge-t-il, « vous avez bien récupéré, mais jusqu’où cela peut-il aller ? »
« Jusqu’à ce que je retrouve la totalité de mes moyens ! »
« Rien n’est moins sûr ! » tranche-t-il.
D’ordinaire il prend ma tension en premier. Là, et je ne sais pas pourquoi, il commence à écouter mon cœur, cela dure assez longtemps. Quand il me demande de m’asseoir pour placer son stéthoscope dans mon dos puis de m’allonger de nouveau, c’est toute une aventure. Je n’ai plus de force. Je n’arrive pas à positionner mon poids sur le bras gauche. Sans un mot, il m’aide et je me sens tout à coup très fatigué.
« Il paraît qu’on a découvert chez vous une malformation cardiaque. Et avec les dégâts dus à la tension, la pompe ne doit pas être en très bon état ».
« Je n’y peux rien ».
« C’est grave ; vous devez vous ménager. Les concerts, les nuits blanches, tout ça c’est fini ! Vous devez économiser votre corps si vous voulez qu’il dure encore un peu. Voyons la tension ».
Son regard marque un grand étonnement. Comme s’il doutait du résultat, il recommence l’opération, gonfle le boudin autour de mon bras.
« 19-12, ça n’est pas supportable. Vous prenez bien votre traitement ? »
« Je suis l’ordonnance à la lettre, docteur ».
« Alors, le traitement ne convient pas. Il faut trouver autre chose de plus fort ».
Il me suit depuis une vingtaine années, et je lui explique ce qu’il sait déjà, que ma tension a toujours été anormalement élevée et qu’aucun traitement n’a jamais réussi à la faire descendre dans les limites tolérables par l’organisme. Il me prescrit alors un nouveau médicament, range son bloc d’ordonnances dans son sac et se dirige vers la porte.
« Bon courage ! » fait-il en s’éloignant.  « Vous savez, on récupère vite ce qu’on doit récupérer, mais ensuite, pour aller plus loin, c’est souvent très, très long et difficile. Vous êtes fatigué. Vous n’avez pas eu raison de refuser d’aller dans un centre spécialisé ! »
J’attends qu’il ait refermé le portail et que sa voiture se soit éloignée pour me lever. J’ai vu dans son regard qu’il me prenait pour un illuminé et qu’il ne croyait pas un instant que je pourrais retrouver une activité normale. J’ai le goût de la provocation et des défis. Quand je me suis présenté au concours d’entrée de « l’Orchestre de la Garde Républicaine », tous les musiciens que je connaissais m’avaient dit que je n’avais aucune chance, que la barre était trop haute pour moi. Et papa était un peu de leur avis : « ce n’est pas dans tes aptitudes. Tu n’es pas fait pour jouer en orchestre, pour te fondre dans la masse, tu es un indépendant qui veut tout faire à ta manière. » Je ne les ai pas écoutés et je me suis inscrit au concours, sans le dire à personne. Je suis arrivé dès 9 heures du matin dans le froid avec une trouille paralysante. Il y avait une cinquantaine de concurrents, tous brillants instrumentistes venus des quatre coins de la France et plus âgés que moi.
Par la suite j’ai été très apprécié par Roger Boutry, homme de talent, mais au caractère difficile. Il m’a accueilli dans sa classe d’écriture du Conservatoire National Supérieur de Paris, rue de Madrid. Il m’a même engagé dans le très prestigieux quatuor à cordes de la Garde Républicaine, composant à ma demande des pièces spécialement pour nous. Ainsi ai-je pu jouer de la musique de chambre au « Palais de l’Elysée », à « La Cours des Comptes », faire des concerts un peu partout en France et à l’étranger au temps de la cohabitation entre Jacques Chirac et François Mitterand que j’ai approché en tant que sous officier assermenté. Tellement de souvenirs !

Je passe dans la pièce voisine, déjà très heureux de constater que j’ai retrouvé une petite liberté de déplacement, d’aller d’un endroit à l’autre. Dans ma pièce de musique et de peinture, je regarde les lamentables coulées de peinture sur la toile, résultat de mon expérience de l’avant veille. Mais ce n’est pas ce qui m’intéresse pour le moment. Je m’approche du piano, contemple le clavier avec ses touches régulières, ses noires groupées par deux et trois au-dessus des blanches en ligne parfaite. Le siège est là, probablement dans la position où je l’ai laissé la dernière fois où j’improvisais en vue de composer des musiques pour chœur. J’avais déjà écrit trois thèmes et j’en préparais deux autres pour les soumettre à mes commanditaires qui en choisiraient un à approfondir.
Je m’installe. La main gauche court sur le clavier dans les graves et monte jusqu’au médium, puis redescend avec son agilité habituelle. C’est maintenant le tour de sa sœur désobéissante. Je la pose mais avec une telle force sur le clavier que je redoute d’avoir cassé plusieurs marteaux. Le bruit n’en finit pas de mourir dans le bois malmené. J’ai l’impression d’avoir fait très mal à mon compagnon de chaque jour. Recommençons. Cette fois, le doigt effleure à peine une touche au hasard car il ne suit pas la direction que je lui ai donnée. Je recommence un grand nombre de fois, mais sans succès.
Patience ! La main gauche va être le tuteur de la main droite et la conduire là où je veux qu’elle appuie sur les touches, mais sitôt libérée, l’indisciplinée recommence ses mouvements irréfléchis. Au bout d’une demi-heure d’effort, j’arrête, exténué. Ils ont peut-être raison, le but n’est pas à ma portée, je ne représenterai pas la France au Festival de Timisoara. Je serai un jeune vieillard qui regarde passer les heures assis à l’ombre, une couverture sur les jambes pour ne pas prendre froid. En attendant le prochain AVC qui me conduira à la tombe.
Le soir, je suis d’assez mauvaise humeur. Personne ne fait de remarque. Ils ne savent pas que j’ai essuyé un échec et je ne veux surtout pas en rajouter. Je me tasse dans mon coin, je mange en écoutant les garçons et ma femme. Seule Calypso connaît mon désarroi et tourne vers moi un regard plein de tendresse.
La nuit, comme si souvent les yeux ouverts sur le noir, je n’arrive pas à me calmer. Une lame de fond a balayé mes bonnes résolutions et je comprends qu’après mes petits progrès de ces jours derniers, je vais buter contre un mur qui me parait encore infranchissable. Mais à quoi bon vivre si je ne peux pas agir, jouer de la musique ni peindre ?
Florence qui comprend tout, qui n’a pas besoin de mots pour mesurer mon désarroi, se dresse sur les coudes :
« Tu es incorrigible ! Tu veux comme toujours brûler les étapes ! Sache que si tu veux réussir, il faudra faire des efforts et travailler d’abord ta patience ! Tu l’es tellement avec tes élèves, sois-le avec toi même ! »