Florence a dû passer beaucoup de temps, hier soir, à nettoyer complètement le parquet. C’est dimanche. Nous devons nous rendre à l’église Saint Martin, ce bel édifice avec son clocher briard classé monument historique du XIIème siècle. C’est en son sein que Florence est venue à moi, que nous avons reçu le sacrement de mariage des mains du franciscain AG Hamman, ami de mon père, c’est là aussi que nos garçons ont reçu le baptême. Nous avons désormais le privilège de n’habiter qu’à quelques centaines de mètres. Nous avons presque l’impression que son clocher est au bout de notre jardin, tout au fond, derrière notre cabane.
Depuis mon retour, je ne cesse de tourner dans ma tête des tas de manières pour pouvoir y aller.
« Je vais prendre la voiture », propose Florence, « Je vais m’arrêter devant l’entrée et les garçons t’aideront à rejoindre une place en bas de la nef ».
- « Est-ce une bonne manière ? Je ne veux pas que les gens me voient dans cet état ». J’ai la pudeur des grands malades qui tiennent à cacher au maximum leurs maux pour en minimiser la portée.
- Florence qui a l’habitude de prendre des décisions dans son travail et à la maison poursuit sa pensée :
- « La voiture est tout près du portail, allez, va t’habiller ! »
- Voilà presque une semaine que je suis à la maison, en pyjama, m’habiller devient un événement. Florence cherche des vêtements, une belle chemise, un pantalon et une veste.
- « Je vais t’aider ».
- « Non je peux y arriver tout seul ! »
- Ce n’est pas simple de me bouger. Je suis un très gros bébé pas facile à langer. Je lui ai demandé de fermer la porte pour que ni elle, ni mes fils, ne me voient pas dans une situation dégradante qui leur ferait de la peine. Je n’arrive pas à soulever ma jambe morte pour l’enfiler dans le pantalon. Je n’ai jamais eu beaucoup d’équilibre, et déjà bien avant ma maladie, je devais me tenir à un meuble ou à un mur. Ce serait dû à des dérèglements ou des excès neurovégétatifs du syndrome de sur-efficience cérébrale héréditaire, dit d’Asperger. Je reste donc assis sur le lit. Je me redresse difficilement, mais j’arrive à prendre ma chemise fraichement repassé qui sent bon le linge propre. L’opération de boutonnage est vraiment trop compliquée, alors j’appelle Florence.
- « Et la cravate ? »
- « Oui, c’est vrai, la cravate ! »
- Je veux tenter de faire le nœud moi-même, mais après plusieurs tentatives, Florence m’en donne une autre dont le nœud est déjà fait. Il ne me reste plus qu’à aller dans la salle de bain pour me raser et me coiffer. Je réussis à le faire seul avec ma main gauche beaucoup plus habile que je ne le pensais. Alors, Florence appelle les garçons.
- « Vous êtes prêts ? On y va ».
- Ils s’arrêtent au bas de l’escalier, étonnés et en même temps émerveillés de me voir ainsi, dans une tenue de bonne santé. Nicolas, toujours directif dit à sa mère :
- « Fallait me demander, je serais venu te donner un coup de main ».
- C’est une manière d’exprimer sa satisfaction.
- Je ne sais pas dire non, d’ailleurs, ils ne m’en laissent pas le choix. Déjà Nicolas et Raphaël se sont placés chacun d’un côté et m’aident à me mettre debout. Ils me conduisent sans trop de difficultés jusqu’à la voiture. Réussir à plier mon grand corps n’est pas facile. Constantin et Alexandre sont partis devant, le grand frère ayant pour mission de surveiller le petit. Florence prend le volant et se gare sur la petite place devant l’église sous les regards curieux des fidèles qui me connaissent tous.
- Mes gardes du corps m’aident à m’extraire devant une haie de gens qui me saluent et me félicitent d’être déjà sur pied. Je me force à sourire même si les commentaires un peu condescendants de ces «bien-portants» m’insupportent.
- Je m’assois sur une chaise tout au fond de l’église, à gauche, tout près de la belle grande Bible ornée. Là , je suis bien et j’oublie presque mes douleurs. Une douce chaleur parcoure mon dos puis ma nuque. Les garçons et Florence montent à la tribune près de l’orgue tenu par Jean Luc Navarre, le successeur de papa, car ils savent très bien que je souhaite rester seul en face de Dieu, en communication directe avec lui.
- Souvent, le dimanche, nous allons déjeuner chez mes parents. Pour une fois, ce sont eux qui viennent à la maison avec Paul, mon filleul, le « cousin germain-jumeau » de Nicolas (ils ont cinq jours d’écart). Nous sommes heureux, tous ensemble. Les garçons plaisantent, Raphaël va chercher son violoncelle et Nicolas son tuba, Constantin veut absolument être le premier à chanter et chose extrêmement rare, Alexandre si timide, accepte de jouer au saxo un morceau de mon cher ami et ancien professeur d’Histoire de la Musique Jean Sichler.
- Au dessert, les « Hilger d’Ormesson » (comme on les appelle puisqu’ils y demeurent) Stéphanie, Benoît, Clémence et Diane nous rejoignent et profitent du concert. Quelle récompense pour Florence qui durant plus de dix ans s’est arrêtée de travailler pour élever nos garçons ! C’est la première fois qu’on prend le temps de parler de tout et de rien, de rire tous ensemble après la grosse peur des jours derniers. Quelqu’un qui entrerait à l’improviste ne s’apercevrait pas que je suis un grand malade. Par précaution, j’évite de me servir de ma main droite qui ne m’obéit toujours pas.
Vers six heures du soir, mon frère nous quitte. Il doit partir à l’autre bout du monde pour son métier de capitaine de police qui fait la fierté et même l’admiration des parents. Nous ne nous ressemblons pas, ni physiquement, ni de caractère. Pourtant, dans ses manières, ses intonations de voix, ses goûts prononcés pour l’histoire, la politique, les meubles anciens, on peut vraiment dire que le moule et l’éducation et exigeante «à la Hilger» nous a beaucoup rapprochés. Les deux enfants abandonnés que nous sommes se sentent vraiment frères.
Avec lui, je ne prends pas les mêmes précautions qu’avec mes parents. Je lui dis à l’écart avant qu’il ne parte :
- « Me voila revenu chez les vivants, mais le chemin à parcourir pour retrouver une totale autonomie et mes anciennes activités reste très longs. C’est surtout le mal de tête qui m’inquiète ! Je sens que tout n’est pas redevenu normal là dedans, la tension reste élevée et les médecins n’ont toujours pas trouvé le bon moyen de la faire baisser ».
- « Tu ne devrais pas prendre ça à la légère et demander des examens complémentaires ! » répond Benoit.
- « Je ne veux inquiéter personne avec mes petits soucis. Tu comprends, je suis né avec le mal de tête. Il m’arrive aussi de voir double. Les objets se déforment puis se perdent dans un brouillard fort désagréable ».
- « Ecoute, je peux en parler au médecin et lui demander de… »
- « Pas question. Je sais que tout va s’arranger, j’en suis certain ».
- Nous nous séparons, mais je comprends que mon frère n’est pas satisfait de mes réponses et qu’il s’inquiète. Benoît, très pragmatique, réaliste, un peu brut de décoffrage, est très sérieux dans son métier et excessivement regardant lorsqu’il doit sortir des sous. On voit qu’il a été éduqué par des banquiers ! Benoît fait souvent le pitre en famille (on dirait Louis de Funès) ou avec ses amis, mais c’est pour mieux cacher une profonde sensibilité, un grand cœur et toutes ses blessures qu’il soigne par le sport.
- Quand les Hilger d’Ormesson sont partis, Florence propose une promenade aux garçons qui acceptent à mon grand étonnement. D’habitude, le dimanche, chacun vit de son côté, dans sa chambre ou s’en va chez un copain, mais la promenade familiale ne leur convient plus à un âge où ils ont besoin d’indépendance.
- « Tu veux venir faire quelques pas avec nous, profiter de l’été qui arrive? » me demande Florence.
- Je m’imagine soutenu par mes fils dans la rue où tout le monde me connaît. J’ai un réflexe de vanité :
- « Non, ce n’est pas encore le moment. Dimanche prochain, je serai plus fort. Allez y sans moi ! »
- Ce que je veux surtout, c’est être de nouveau seul. Je ne vais pas avoir le temps de faire grand-chose mais c’est un instant de respiration, une petite heure passée avec moi-même, à analyser mes mouvements, et penser à tous les gestes que je dois réapprendre.
- Quand la clé a tourné dans la serrure, je me lève du canapé blanc du salon, ce que je réussis désormais faire sans trop de difficultés. Je me dirige vers le couloir en me cramponnant aux portes et à l’escalier qui mène à l’étage supérieur, domaine des garçons. J’ai décidé de descendre seul au rez-de-chaussée. Tel un montagnard inexpérimenté en haut d’une falaise, je fais glisser mon pied valide sur les marches puis l’autre, celui qui renâcle toujours à suivre son jumeau. Et je réussis ! Me voilà petit à petit en bas, très fier de moi.
- J’ai maîtrisé ma peur. Je me souviens avoir ressenti la même appréhension quand j’ai joué à la Grande Synagogue de Paris rue des Victoires, à l’occasion du jumelage avec la synagogue de Tel Aviv. De nombreuses personnalités étaient présentes et la cérémonie fut retransmise en direct et en Mondiovision. On m’avait demandé d’y interpréter avec un ami violoniste, Franck Natan, un duo inachevé écrit à Auschwitz-Birkenau. J’y fis la connaissance de Marek Halter qui aime tout comme moi organiser des événements caritatifs et interconfessionnels. Je trouve absolument symbolique que la Providence m’ait amené à vivre un moment aussi important. Voulait-elle me faire renouer avec mes racines juives ?
- Nouvelle recrue de 19 ans du « Consistoire Israélite de Paris », je me suis senti «comme à la maison». Tout me paraissait évident ! Le « Grand Rabbin de France » d’alors m’a d’ailleurs dit quelques temps plus tard, apprenant que j’étais un catholique pratiquant, qu’il en avait été très étonné, pensant que j’étais juif Ashkénaze vu mon physique et mon assurance dans tous leurs styles traditionnels pourtant si difficiles à acquérir.
- Je me revois également lorsque je fus sélectionné avec mes amis du « Quintette de France » pour participer aux « Croisières Musicales Paquet », ou congratulé par tout le jury, lorsque pour mon recueil de poésies intitulé «Louanges», je recevais une belle coupe en tant que lauréat du prestigieux « Premier Grand Prix de Littérature Française » de la Ville d’Avignon. Ou bien encore lorsque mes tableaux ont été acceptés, alors que je n’avais que 24 ans, pour des ventes à Drouot, faisant de moi un artiste peintre coté et légitimé.
- Ces souvenirs met font du bien mais je reprends vite mes esprits et me remets au présent. Viennent alors tous les concerts en préparations auxquels je ne pourrais pas participer cette année au « Festival de Musiques Franco-Américaines », à tous ceux programmés dans le cadre des « Nuits Romanes » et à bien d’autres.
- Je voudrais tant pouvoir m’occuper de nouveau du Quintette Franco-Polonais, de mes deux chorales, être présent et actif au sein de l’association interreligieuse « Artisans de Paix » aux côtés de Paula Kasparian, le Pasteur Alain Joly, François de Palmeart et le Professeur Jean Paul Durand Père dominicain alias le peintre Jean Jacques Boildieu.
- La famille revient de sa brève promenade. Les garçons remontent vite à leur étage. Florence s’enferme dans son petit bureau pour mettre au point des dossiers qui l’attendent demain matin car nous avons décidé d’un commun accord, qu’elle allait reprendre le travail. Moi, je reste seul au rez-de-chaussée, face à moi-même, ce qui me convient parfaitement. Ainsi, personne ne peut s’apercevoir de ma préoccupation futile et pourtant tellement importante à ce moment de ma rééducation. En effet, depuis quelques jours maintenant, je travaille à une suite de gestes qui semblent quelconques et qui demandent pourtant une dextérité que je commence à redécouvrir. Il s’agit de déboutonner ma chemise. Je commence par les boutons bas les plus accessibles. Le pouce de la main gauche s’escrime à positionner le bouton au bord du tissu, mais les doigts de la main droite ne réussissent pas à le faire glisser hors de la boutonnière. Ma maladresse m’agace. J’ai beau froncer les sourcils, concentrer toute mon attention, rien à faire ! L’indexe et le pouce droits se referment trop haut et ratent le bouton, ou alors ils le saisissent et tirent à l’arracher. Après de multiples essais, j’abandonne, découragé.
- Je ne suis pas encore prêt pour tenir le pinceau et le faire glisser sur la toile avec une pression mesurée. Je dois réfléchir à un geste simple, ultra simple, celui d’un tout petit enfant qui apprend à connaître son corps et de là , ordonner des séries de variations de plus en plus compliquées. J’ai peut-être une idée.
Le soir, vers 19h30, je demande à Florence :
- « Dis-moi, le hochet musical que mes parents avaient acheté pour Nicolas ou Constantin où est-il ? »
- Elle me jette un regard étonné et curieux.
- « Voilà que tu t’intéresses aux anciens jouets des garçons maintenant ! On a tout donné je crois! »
- Je poursuis ma question :
- « Il était bien avec un petit manche en plastique et une boule au bout qu’il fallait agiter pour obtenir un petit son ? »
- « Oui, et alors ? »
- Elle a posé cette question, mais je vois dans son regard qu’elle a compris.
- « Si nous ne l’avons pas donné avec le reste, je crois que je sais où il est ».
- Elle disparaît. Je l’entends ouvrir la porte du garage celle qui donne sur le jardin de derrière notre pavillon. Calypso la suit comme son ombre. Tout au fond, se trouve une cabane ou plutôt un chalet avec une partie en pierre, fort vétuste et que j’envisage, depuis l’achat de notre maison, de remettre en état pour en faire mon atelier de peintre. En attendant, comme il n’y pleut plus depuis que Patrick Peudevin, un ami élève de Rosny sous Bois, m’a aidé à réparer la toiture, nous en avons fait un débarras où s’entassent des cartons remplis de minéraux de ma collection, des jouets et des objets devenus inutiles. Ma femme revient quelques instants plus tard, la mine réjouie. Elle plaisante sur tout et même les sujets les plus graves. C’est sa manière à elle d’évacuer le stress ou l’angoisse, et de prendre les bonnes décisions.
- « Voilà une petite balle en mousse et ta mallette avec des maracas, un petit tambourin, un triangle, un xylophone qui nous restent du temps de la création de notre Société « Hilger-Art au Pluriel » que j’ai retrouvés ! Amuse-toi bien ! »
- Je prends le manche en plastique de l’un de ces instruments de percussion qui ont tant servis lorsque je donnais mes cours d’initiation musicale. Je pense à le tenir avec la main gauche d’abord pour en mesurer les possibilités rééducatives que je soupçonne. La poignée est en plastic dur que je ne risque pas d’écraser, et en le secouant, l’instrument fait un bruit de crécerelle. C’est cette deuxième fonction qui m’intéresse. Je pose cette sorte de hochet dans un coin car je veux être seul pour commencer mes essais. En face de moi, Florence s’étonne :
- « Eh bien, c’est tout ce que tu veux en faire ? »
- « On verra demain ».
- Elle n’insiste pas et remonte à l’étage du milieu où je l’entends bavarder avec Constantin. J’attends avec impatience le lendemain. Quand Florence et les garçons seront repartis j’aurai une journée entière pour me livrer à mes expériences et travailler ma gestuelle. Quand la maison est vide, l’handicapé redevient libre de ses mouvements maladroits, de ses essais avortés, de ses chutes aussi.
- La nuit dernière, pendant mes heures d’insomnie, j’ai réfléchi à ma progression et à la nécessité de ne pas brûler les étapes. Mon impatience peut se retourner contre moi, je dois laisser à mon corps le temps d’assimiler chaque exercice placés dans un ordre précis de progression.