En entrant en scène, je trébuche et manque m’étaler devant mes amis et collègues musiciens qui savent combien je suis fatigué. L’un d’eux, mon cher Yacek, m’a fait remarquer tout à l’heure que j’avais le visage anormalement rouge. J’ai répondu que c’était surement l’effet du soleil de Charente, si généreux en ce printemps 2008. Nous avons pu manger dehors pour le repas de midi, accompagnés d’une météo estivale.
J’avance lentement à ma place sous le regard des autres musiciens déjà en place. J’ai des fourmis dans les jambes, l’impression de marcher sur un sol mou, je trébuche encore une fois. L’archet tire sur ma main droite comme s’il était en plomb, mon alto à la main gauche est aussi lourd qu’un seau de caillou. Je dois pourtant jouer de la musique, m’extraire de la nébuleuse qui voile mon esprit et trouble ma vue pour donner au public le meilleur de moi-même. Après avoir déjà joué avec mes collègues des musiques légères ou plus graves, à cet instant, pour le dernier morceau du concert, nous devons interpréter la somptueuse de la célébrissime Petite Musique de Nuit de Mozart. Devant moi, la partition est floue, impossible d’y lire une note, mais ce n’est pas grave.
C’est un concert un peu particulier pour le «Chœur Amadeus» d’Angoulème et pour nous, « Le Quintette à Cordes Franco-Polonais ». Nous entretenons en effet avec cette région et les amis de l’association locale organisatrice, des relations particulièrement chaleureuses, bien avant la création des « Nuits Romanes ». Ce projet que j’avais imaginé voilà quelques années déjà en région parisienne est parvenu aux oreilles des élus politiques locaux. Il leur a tellement plu que petit à petit le conseil régional se l’est approprié. Je n’avais pas pensé à déposer le nom et le concept mais je ne le regrette pas. Dorénavant il est dans le domaine public.
J’aime par dessus tout conjuguer les talents et associer toutes les facettes de l’expression artistique, un peu comme les bâtisseurs de nos cathédrales. C’est mon leitmotiv. Mon bonheur est total dès que j’ai la possibilité d’allier autour d’un thème, des concerts évènementiels agrémentés de projections de couleurs et de tableaux, de la narration poétique pour mettre en valeur l’histoire et l’architecture des lieux, mais également les forces vives et les spécialités artisanales et gastronomiques locales. A la fin des concerts, tous les artistes et le public nombreux et très hétéroclite se retrouvent autour d’un buffet qui présente, fait découvrir pour certains et diffuse les productions caractéristiques des environs.
Aux premiers rangs, je remarque de nombreux maires et conseillers généraux, des sponsors ou mécènes. Je vois mon amie Brigitte Viau, présidente de l’association, également élue locale et son mari, Antoine, tailleur de pierres. Ces amis qui m’accueillent chaque année avec une partie de la troupe des musiciens et des acteurs engagés. Eux seuls dans le public savent combien je suis exténué.
Je me rassure comme je peux. Ce soir, je vais rentrer chez moi et retrouver ma femme et les garçons. C’est toujours la fête quand je reviens d’une tournée. Je leur apporte des spécialités locales, d’ici ce sera : Cognac, Pineau des Charentes. Ensemble, nous sommes tellement heureux !
Hier soir, j’étais déjà si mal que j’avais envoyé un sms à Florence : « Prie pour moi, car je suis bien fatigué. » Ce matin, j’ai voulu la rassurer, mais elle a entendu au son de ma voix que je n’allais pas mieux !
Le silence se fait dans l’église bondée ; un bourdonnement d’essaim persiste dans mon esprit. Je regarde tous mes collègues musiciens, les archets sont immobiles au-dessus des cordes, prêts à libérer les premières notes. C’est l’instant où le monde s’efface, le temps s’arrête, l’instant où soudé, notre ensemble ne forme qu’un seul être, une seule volonté, tournée vers le message à délivrer. Suspendu au-dessus du vide, il est Mozart lui-même. Le premier violon, Evelyne, puis tous mes amis partenaires instrumentistes se tournent vers moi. Là encore, j’ai un éclair de lucidité pour mesurer l’inquiétude de leurs regards. Tout à l’heure, dans les coulisses, Alexandre le deuxième violon m’a soufflé à l’oreille :
- « Tu es sûr que ça va aller ? »
- Je lui ai souri en lui tapant sur l’épaule :
- « T’en fais pas, la musique chasse tous les désagréments de nos petites personnes ! »
- Il sait combien je travaille et particulièrement depuis les deux dernières semaines. Je pense, en effet, créer un nouveau festival totalement différent des autres. Autour de la musique, d’une Exposition d’Art et d’un grand spectacle vivant, serait présenté le meilleur d’une région, d’une localité. Ce serait une fête locale sans ce côté « foire » si peu original et trop largement répandu où seraient conviés les touristes autour d’une antique église, d’un monument, au centre d’un village typique mis en scène et à l’honneur.
« Le Quintette Franco-Polonais » commence la très connue, mais si délicate « Petite Musique de Nuit ». A cet instant précis, où mon archet se pose sur la corde de ré, une violente douleur à la tête m’arrache une grimace, puis des vagues de picotements parcourent mes mollets, mes cuisses et enfin mes bras. Mes doigts perdent leur précision sur la touche. Je me concentre au maximum et me dit : « C’est la fatigue, le trac, surtout ne pas jouer faux et tenir le rythme. Je ne dois pas me laisser emporter par un vertige passager ! »
La bouche sèche, la gorge nouée, j’entrouvre légèrement les lèvres pour respirer. J’aperçois Brigitte qui soulève une main comme si elle pressentait une catastrophe. Ce matin, dans leur belle maison aux pierres blanches si caractéristiques, dès mon arrivée pour prendre le petit déjeuner, elle a vu que j’étais épuisé. Elle m’a même proposé de m’emmener chez son médecin. J’ai d’abord refusé, redoutant d’avoir à reconnaître mon incapacité à assurer ce dernier concert de notre tournée, le plus important. Puis à la fin de la répétition générale, j’ai accepté, espérant obtenir un remontant ou tout au moins quelque chose qui me permettrait d’affronter cet ultime épreuve. Je le devais à Jacques Marot, le très exigeant et charismatique chef d’orchestre, à l’ensemble des choristes du « Chœur Amadeus » tellement impliqué et qui nous ont si bien accueillis, logés, nourris, aidés, et au public rassemblé en masse.
Antoine, le mari de Brigitte m’a conduit chez son médecin de famille vers seize heures après la répétition générale. Je me suis trouvé face à un quinquagénaire assez replet, au bon visage rond, au regard généreux. Il a commencé par prendre ma tension : 20,5 ! Il n’y croit pas, recommence. Son sourire cède la place à une mine grave et sérieuse. Il me fait allonger et après un bon quart d’heure de surveillance et de repos, voyant que j’ai encore 18,4 il prépare une piqûre. La tension retombe alors assez vite autour de 15,8.
« Vous ne pouvez pas jouer ce soir ! dit-il en regardant Antoine pour insister sur la gravité de la situation. Vous devez vous reposer ! »
Me reposer ! Me reposer ! Ils n’ont que ce mot à la bouche ! A quarante deux ans, on n’a pas l’âge de se reposer. Je dois assurer le dernier concert, et j’ai tant de projets !
Antoine et moi sortons du cabinet et j’ai l’impression de marcher sur un chemin caillouteux et mes pieds hésitent à chaque pas. Probablement l’effet de la piqûre. Un léger tremblement de la mâchoire m’empêche de parler avec aisance. Ma poitrine est oppressée, comme prête à éclater. « Mon Dieu, donnez-moi la force d’aller jusqu’au bout ! » Cette phrase tourne dans mon esprit. La foi a toujours été constante et le recours ultime dans ma vie si particulière. C’est peut-être prétentieux de ma part, mais j’ai le sentiment que Dieu me protège.
La magie de la musique fait son effet. Dès les premières notes, je vais un peu mieux. La douleur à la tête a presque disparu mais je ne sens toujours pas le bras qui tient l’archet et je vois trouble. Cependant je peux me concentrer. Mozart m’encourage. Je ne vois pas les notes, mais ce n’est qu’un détail. Je connais cette musique par cœur même si je ne suis pas à l’abri d’un de ces petits accidents qui arrivent sans prévenir et souvent durant les morceaux qu’on a joué de centaines de fois.
Enfin, nous attaquons le dernier mouvement, le presto et tout d’un coup, j’ai la curieuse impression que la partition bouge devant moi, qu’elle s’agite comme un gros papillon qui bat des ailes. Je ne vois plus le public, je me concentre au maximum sur la musique en me disant : « ce n’est rien, ça va passer ! »
Et ça passe. Je joue machinalement ; ma main droite guide l’archet, mes doigts se posent sur les cordes, je suis comme un automate, mon esprit s’est perdu dans une nuit sans étoiles. Je suis vide de pensée, de ces images qui me hantent pourtant, ces souvenirs d’une petite enfance tellement tourmentée. J’en suis presque à regretter le bruit de bottes cloutées, les cris des hommes sans visage qui ne cessent de me persécuter dans mes cauchemars et mes nuits d’insomnie...
A la fin de l’Allégro final si virtuose, le public applaudit à tout rompre et je réalise que je ne peux pas échapper au bis. Brigitte me fait un signe de la main. La douleur à la tête est tout à coup si intense que la moindre lumière devient insupportable. Immobile, telle une statue, je suis seul au milieu de la foule. J’entends les battements rapides de mon cœur, comme si tout mon corps s’affolait. J’arrive quand même à saluer et je m’assois. Et c’est le bis. Jamais je n’ai tant redouté ce cadeau que l’on fait à un public enthousiaste. Nous allons jouer un extrait du deuxième mouvement, c’était prévu. Mes confrères musiciens sont en place. Le silence dans l’église m’écrase. Je suis comme sous un rocher.
Je me dis : « Tiens bon, concentre-toi, personne ne doit s’apercevoir de rien ! » Au moment de l’ostinato de doubles croches avec le second violon, une lueur illumine mon esprit, je vois nettement une cour de caserne et un jeune enfant blond d’à peine trois ans, mal vêtu qui court seul après un ballon dégonflé. C’est bien moi, sans aucun doute, mais où suis-je ? Comment le savoir ? Je ne connais absolument rien de mes origines, je ne sais même pas quel est mon véritable nom ! «Hilger», c’est le patronyme de mes chers parents adoptifs, et «Michel» le prénom qu’ils ont choisi pour moi vers mes trois ans et qu’ils aimaient particulièrement en catholiques convaincus.
Mais ce n’est pas le moment de penser à cela. Je dois assurer ma partie d’alto, ne pas flancher, ne pas perdre une seule note. Surtout rester en mesure et très complice tantôt avec Alexandre à ma droite, tantôt avec Marie Christine et Yacek aux basses, à ma gauche.
Je m’accroche, malgré les douleurs, qui de mon cerveau gagnent ma tête entière. Une grêle gelée s’abat sur ma face, je respire toujours aussi mal et mon cœur s’emballe au point que je suffoque. Mozart me pardonnerait sûrement ma déficience. Il sait ce qu’est la maladie, mais cela ne l’a pas empêché tout comme de continuer à composer ses chefs-d’œuvre. Le mystère qui entoure mes origines, les souvenirs fugaces qui m’en restent me confortent dans la certitude que Dieu ne m’abandonne jamais et je vais donc pouvoir trouver une fois encore en moi la force de tenir, de résister au rocher qui m’écrase. N’avais-je pas déjà survécu aux pires menaces ? Je devrais être au Ciel depuis très longtemps, alors si j’ai survécu, c’est pour une bonne raison qui doit prendre tout son sens à cet instant.
Je concentre mes pensées sur la musique, sur l’archet qui va et vient sur les cordes et que je guide par habitude car je ne sens toujours pas mon bras droit. Je me dis : « Les canards continuent bien à courir sans leur tête ! ». Alors, je joue sans ma tête qui n’est plus que douleur intense, enfer de feu où sombre ma personne.
Mon bon alto, ce compagnon de tant d’années, semble faire un effort pour palier ma grande faiblesse. Voilà , enfin, la dernière note, la délivrance, les applaudissements longs et nourris, je n’entends qu’un vague roulement, comme l’approche de l’orage. Je veux me lever pour saluer : mes jambes refusent d’obéir, je me tourne vers mes voisins, je ne peux presque plus parler.
On donne l’alerte. Les pompiers présents pour la durée du concert se précipitent et je retrouve petit à petit mes facultés. Au bout d’un quart d’heure, je peux me lever, marcher doucement, je n’ai presque plus mal nulle part. Je me dis alors que ce n’était qu’un malaise, certes un peu plus fort que les autres auxquels j’ai fini par m’habituer. Tout va bien, je souris. La vie est belle !
J’ai juste le temps d’aller chercher mes affaires, je veux rentrer en région parisienne. Antoine me fait remarquer que ce n’est pas prudent de conduire ma voiture dans l’état de fatigue extrême où je me trouve. Je lui adresse mon meilleur sourire et me voilà sur la route pour reconduire Alexandre qui voyage avec moi. Florence et les garçons m’attendent et demain, lundi après midi dès quatorze heures, je redonne mes cours hebdomadaires à « l’Académie des Arts » de Thiais.